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Rabelais et l'île de la Dive
26 juin 2005

LANTERNES

 

Les lanternes du lanternois :

pas seulement le Poitou ou La Rochelle

 

Intérêt de l'étude sur les lanternes

 

            Au cours du Quart Livre puis du pseudo Cinquième Livre, notre auteur favori nous mène en bateau en Lanternois. On imagine aussitôt la multitude des phares qui jalonnent la côte et permettent la navigation nocturne en direction de l’Oracle de la Dive. Nous verrons qu’il n’en est rien car « le beau XVIe siècle » ne possédait pas encore les phares que nous transformons maintenant en musées. Il n’en existe que trois en Atlantique en cette période : nous allons les décrire.

Fin de Cordouan PharesAntiques

 

Mais les multiples sens du mot « lanterne » devaient plaire à notre maître François. Ce mot avait été utilisé par les auteurs anciens qui avaient tant passionné notre bon moine. Nous allons donc observer les phares, lanternes, falots, feux et lumières de la côte atlantique au XVIe siècle.

 

La méthode

 

            Il est nécessaire de définir une méthode pour étudier des textes si riches. Notre enquête portera sur les rapports entre la réalité d’un possible voyage maritime de retour vers Maillezais (de Bordeaux jusqu’aux Sables d’Olonne en passant par l’île de la Dive) et un texte truffé de souvenirs littéraires. Bien que ressemblant à un brouillon, le Quart Livre de 1548 est probablement plus proche des souvenirs de navigations[1] réelles. La première version imprimée aura notre préférence pour l’étude du Quart Livre[2] de 1552. Pour le Cinquième Livre le texte le plus ancien semble être le manuscrit[3].

            Les deux colloques « Les grands jours de Rabelais en Poitou »[4] et « Le Cinquième Livre »[5] publiés chez Droz sont une source d’inspiration précieuse. Le temporel maritime de l’abbaye de Maillezais est décrit dans le mémoire de maîtrise de Cédric Rodon[6].

 

Le Lanternois

 

            C’est à la fois un pays et une langue. Le pays avait été « inventé » en 1538 dans le « Disciple de Pantagruel » dont l’auteur nous est inconnu.

Le mot de « Lanternois » ou « Lanternoys » apparaît à plusieurs reprises dans l’œuvre de Rabelais :

-Dans le Pantagruel (ch. 9), c’est seulement dans l’édition de 1542 que le « Patelinois » originel est transformé en « Lanternois ». Des nombreuses langues évoquées, retenons celle du pays d’Utopie car elle ressemble au lanternois. Cette langue est parlée uniquement par Panurge (« celui qui sait tout faire », en grec)  et ce dernier semble sincère lorsqu’il promet : « voluntiers vous racompteroys mes fortunes qui sont plus merveilleuses que celles de Ulysses » (ch. 9).

- Au Tiers Livre pour « visiter l’oracle de la dive bouteille … Xenomanes lui suffiroit et d’abondant deliberoit passer par le pays de Lanternoys, et là prendre quelque docte et utile lanterne » (ch. 47).

- Au Quart Livre de 1548 dès le premier chapitre, en partant du port, « sur la pouppe de la seconde (nauf) estoit hault enlevée une lanterne antiquaire…denotant qu’ilz passeroient par Lanternois ».

lanterne de navire

Dans l’île des Enassins (ch. 9) qui va devenir des « Alliances », Panurge pose la question suivante : « le vent de galerne[7] avait donc lanterné leur mère ? ». Au chapitre 5,  Pantagruel rencontre « une navire de [marchans]... qui estoient François Xantongeois… [qui] venoient de Lanternois ».  C’est l’épisode des « moutons de Panurge » inspirés des aventures de Merlin Coccaie[8]. Dindenault est un marchand de moutons de Taillebourg[9].

moutons de Panurge

Panurge boit à la santé du négociant  : « plein hanap de bon vin lanternois » (ch. 6). Après avoir vendu le mouton à Panurge, Dindenault explique qu’il était réservé au seigneur de Candale[10] ou Cancale selon les versions. Il est peu probable qu’un marchand de moutons de Taillebourg ait un client à Cancale en Bretagne. Si cette maison de Candale est actuellement peu connue, c’était au XVIe siècle l’importante famille de Foix possessionnée en Médoc. Le comte de Foix-Candale (ch. 7) était par ailleurs captal  de Buch[11].

Carte Jean-alphonse le Saintongeois

- Au Cinquième Livre, enfin (ch. 32), le pays de Lanternois est découvert avec ses lanternes de guet tout d’abord, puis grâce au port des Lychnobiens. La Rochelle semble être l’escale principale du Lanternois avec sa « tour de la lanterne » qui marque l’entrée du havre.

« Les dames lanternes furent servies à souper » dans le manuscrit du Cinquième Livre seulement. C’est là que l’énigmatique commentaire du copiste : « S’ensuyt ce qui estoit en marge et non comprins au présent livre : servato in. 4. libr. Panorgum ad nuptias » (ch. 32 bis) nous laisse deviner que Rabelais a largement utilisé le texte du « disciple » et utilisait les brouillons remaniés du Cinquième Livre à la confection du Quart Livre.

Voilà donc le pays de Lanternois assez bien défini dans sa géographie : ce pays est proche de la mer, on y produit du bon vin ; il est à proximité de nombreuses îles ; son vent dominant de nord-ouest est dit de galerne ; le port principal est celui de La Rochelle.

Propriétés de Maillezais au pays des iles

Cette description du Lanternois correspond étrangement au « Pays des îles » entre Les Sables d’Olonne et Bordeaux. On y traverse trois régions avant d’arriver dans le Bourdelois : le Bas- Poitou, l’Aunis et la Saintonge. Or il est indispensable de savoir que l’abbaye de Maillezais y disposait de nombreuses propriétés à terre mais aussi du droit de naviguer par cabotage sans payer de taxe, depuis que Guillaume VIII d’Aquitaine[12] lui avait octroyé « la coutume de l’itinéraire d’un navire une fois l’an » et des propriétés à Bordeaux peu avant 1077. Mais peut-on rapprocher le texte d’un brouillon, ou celui d’un livre édité, des lectures de l’auteur et de son vécu, au sein d’un récit par ailleurs allégorique ?

 

 

Les multiples significations

 

            Le voyage en Lanternois permet de jouer sur les multiples sens du mot « lanterne ». Elles seront donc, à tour de rôle, des bougies protégées de papier huilé, la lanterne du port de La Rochelle, les lanternes du guet, le phare d’Alexandrie, l’évêque de Maillezais, esprit brillant et surnommé « la grande lanterne du Poitou[13] », une bougie frappée d’armoiries, des tours de cimetières[14], un savant comme Jean Bouchet[15] et les lanternes des vierges folles[16]. La lanterne est féminine alors que le falot est masculin, et bientôt la lanterne prendra de paillardes couleurs. La lanterne peut aussi s’enivrer ou mourir. En tous cas, cela ressemble à un boniment raconté à la veillée par un lanternier[17], à la lueur des chandelles.

 

Origines du texte

 

Lucien.

            Dès 1529, Pierre de Lille[18] évoque une traduction de Lucien de Samosate par Rabelais, moine de Maillezais. Dans L’histoire véritable, ce maître de l’ironie évoque (ch. XXIX) la ville des lanternes : «Vers le soir, nous arrivons à Lychnopolis après avoir dirigé notre course vers les régions inférieures. Cette ville, située dans l'espace aérien qui s'étend entre les Hyades et les Pléiades, est un peu au-dessous du Zodiaque. Nous débarquons, et nous n'y trouvons pas d'hommes, mais des lampes, qui se promenaient sur le port et dans la place publique. Il y en avait de petites, apparemment la populace, et quelques-unes, les grands et les riches, brillantes et lumineuses. Elles avaient chacune leur maison, je veux dire leur lanterne, et chacune leur nom, comme les hommes ; nous les entendions même parler. Loin de nous faire aucun mal, elles nous offrent l'hospitalité. Mais nous n'osons accepter, et personne de nous n'a le courage de souper et de passer la nuit avec elles. Le palais du roi est situé au milieu de la ville. Le prince y est assis toute la nuit, appelant chacune d'elles par son nom. Celle qui ne répond pas est condamnée à mort pour avoir abandonné son poste. La mort, c'est d'être éteinte

 

Les merveilleuses navigations du disciple de Pantagruel

            Le véritable auteur de ce texte (édité chez Dolet à Lyon) est inconnu ; ce faussaire provocateur signe « Alcofrybas » et il décrit (ch. XIIII) : « Comment il arriva au pays des lanternes, et d’un festin ou banquet triomphant que fit la reine des lanternes »... « puis tirames outre et tant exploitames nuit et jour qu’arrivames en Lanternois qui est le pays auquel les lanternes habitent duquel Lucien fait mention en son livre des vraies narrations » ; suit une description de fête et de bal avec les falots, peinture comparable à celle du Cinquième Livre.

 

Rôle des Lanternes

 

 

            - Souvenirs du cordelier

            Il serait fastidieux d’énumérer toutes les évocations de lanternes ; nous ne retiendrons que quelques images bien réelles de la période 1520-1528 lorsque François Rabelais était cordelier à Fontenay-le-Comte. L’épisode biblique des vierges folles (cf. notes 14 et 16) est ainsi rappelé : «  ... lanterne corporalle... laquelle criant aux semetières :  Lampades nostrae estinguntur...  fut tant ivre du breuvaige qu’elle sur l’heure y perdye vie et lumière. » L’épisode des dix vierges, folles ou sages, relaté par saint Mathieu, est figuré sur le tympan de la porte principale de Notre-Dame de Fontenay-le-Comte à 150 m du couvent des Cordeliers. L’iconographie du Moyen Âge exprime ainsi la nécessité d’être toujours prêt pour le retour du Seigneur (on ne connaît ni le jour ni l’heure de sa mort). Un moine prêcheur, comme tous les Cordeliers, devait souvent évoquer cet épisode lors de ses homélies. L’obligation des frères mineurs de mendier, en particulier sur les foires et marchés de Fontenay qui sont à la porte du couvent du Puy-Saint-Martin, a dû permettre à notre jeune religieux de rencontrer de nombreux lanterniers chez ces marchands au bagout si convaincant.

vierges

 

 

            - Les phares

            Examinons ces lanternes sous l’éclairage d’un réel transport maritime de retour vers Maillezais en direction de l’Oracle de la Dive dans « le pays des îles[19] » entre Bordeaux et Olonne où sont disséminés les prieurés ou dépendances de l’abbaye de Maillezais. La question est la suivante : dans ses récits de navigations, Rabelais a-t-il tenu compte de ses souvenirs personnels comme dans ses précédents ouvrages ? Il y a au XVIe siècle quatre phares sur la côte atlantique : Cordouan, La Rochelle, Les Sables et plus loin celui de Saint- Mathieu en Bretagne. En Méditerranée la tour du Planier face à Marseille est détruite, seule subsiste la tour de Constance à Aigues-Mortes[20].

            À la pointe du Médoc, le port de Talais est surnommé Thalasse au XVIe siècle, face à l’ouverture de la Gironde sur la mer. Il nous semble aujourd'hui facile de traverser en prenant le bac du Verdon à Royan. Mais il faut se reporter à cette période de la marine à voiles où le vent dominant de nord-ouest, qui vient donc de face, la présence de bancs de sable et d’îlots, les courants du fleuve et la présence d’une marée puissante, interagissent en permanence pour contrarier votre progression. Le passage plus au nord entre Oléron et la Coubre est dit de Maumusson[21], c’est le pire de tous. La solution la plus raisonnable en partant de Talais-Thalasse est d’atteindre la partie nord de la Gironde en Saintonge, où l’abbaye de Vaux-sur-mer qui a des liens forts avec Maillezais est là pour accueillir nos traverseurs de mer périlleuse.

            Le phare de Cordouan, tout proche, n’est pas évoqué par Rabelais : il faut donc étudier de façon précise son fonctionnement dans ces années. Une carte éditée du vivant de Rabelais va nous y aider.                                                                         

 

cordouan 006                                                                    

L’auteur de la carte ci-dessus n’est autre que Jean Fontenaud[22]. Elle est tirée de sa « Cosmographie » éditée en 1545. Assez logiquement on y découvre une topographie évoquée par Rabelais : la maison de Candale[23], Lormont[24] et de la baie de Brouage[25] ainsi que du détroit de Maumusson et l’île d’Oléron. Elle nous montre l’état du phare construit en 1360 par le Prince Noir[26] avant sa reconstruction par Louis de Foix[27] sous Henry IV. Il s’agissait alors d’une tour comme celle d’un moulin, surmontée d’une lanterne qui, remplie de combustible (bois, huile, charbon), pouvait brûler toute une nuit.

Cordouan du PrinceNoir

            On a un compte rendu assez fidèle de ce qu’a pu voir Rabelais à cette époque. Les Archives historiques de la Saintonge et de l’Aunis viennent de publier[28] « l’enquête relative à l’état et entretien de la tour de Cordouan en 1559 » qui nous informe de l’état déplorable de cet édifice :

             « Le soin d’allumer le feu est confié à deux ermites auxquels, à un signal donné, on    apporte, de la ville voisine ou du bourg, des provision...la             commodité de découvrir en mer les navires ennemis si facile que, avec signes que font nos sujets par feux de nuit et fumée de jour en lieux éminents et si à propos répondant les uns aux autres, et la diligence si grande, que l’ennemi n’y peut sans évidente perte et ruine aborder… l’approvisionnement vient de Royan et l'argent de Bordeaux[29]. La             tour est gérée             comme un bénéfice ecclésiastique. Le Capitaine[30] nommé par le Roi, laisse à son fermier (qui ne pense qu'aux économies à faire), les soucis matériels ;      les perdants sont les marchands et les marins…..le feu s’éteint ….faute d’argent pour payer les ermites ou mariniers de Cordouan…Cette enquête souligne bien la continuité des signaux de danger grâce aux feux côtiers. »

 

Il n’est donc pas étonnant que Rabelais qui nous parle de Maumusson ne signale pas le phare de Cordouan. En 1526 le feu ne fonctionnait pratiquement plus, et rien n’obligeait le bateau de Maillezais à naviguer de nuit à la sortie de la Gironde. À l’époque, la navigation commerciale est arrêtée en hiver à la période des tempêtes. On navigue en vue des côtes, de port en port, d’île en île, de cap en cap. On se fait accompagner d’un pilote local et les marins ou les passagers ont souvent la peur au ventre. Le nombre de testaments dictés avant d’embarquer est considérable. Les bancs de sable y sont nombreux, toujours changeants, ce qui nécessite l’aide d’un pilote local sur le bateau. La description de la fin de la tempête correspond assez bien au rappel de l’expérience d’une traversée de la Gironde entre Talais et la pointe de Terre nègre, ou de l’arrivée à Saint-Pierre d’Oléron. Dans le Quart Livre de 1552, (ch. 22 « Fin de la tempête »)  des détails concernant les phares sont ajoutés : « Haye haye. Je voy terre, je voy port, je voy grand nombre de gens sus le havre. Je voy du feu sus un Obeliscolychnie. Haye haye (dist le pilot) double le cap et les basses (bancs de sable) ».

MaillezaisSurMer par Claude Masse

            Sur une carte du XVIIe siècle on repère au niveau de Saint-Palais à l’endroit du phare de Terre nègre une anse dénommée « Maillezais sur mer ».

maillezaisSurMerVaux

MasseMaillezayMer

Cette anse est proche de Mornac- sur-Seudre dont on sait que l’église Saint-Pierre et une saline appartenaient à l’abbaye bas-poitevine au XIIe siècle. Cet endroit est à proximité de Vaux-sur-mer dont le premier abbé fut choisi parmi les moines de Maillezais, et qui garde des liens étroits avec l’abbaye-mère. Seuilly était elle-même une création de Vaux et a vite su s’émanciper. Il en est resté un contentieux sur une procuration (somme correspondant à un droit de visite) due à Vaux par Seuilly. Suite à cette contestation, Seuilly va payer directement son obole à Maillezais et non à Vaux.

 

            - Oléron

            Les salines, pêcheries ou églises liées à Maillezais et proches de l’embouchure de la Seudre, sont gérées par le prieuré de Saint-Pierre d’Oléron. De très nombreux biens, dont l’église et le prieuré de Saint-Pierre, ont été donnés sur cette île, et en particulier un « clausum[31] juxta burgum novum de beati petri de olerone ». C’est un clos de vignes à proximité du cimetière. Le passage à Oléron devait nécessairement permettre de voir la grande lanterne de Saint-Pierre qui se trouve alors au beau milieu du cimetière. Les lanternes (dites « des morts » depuis le XIXe siècle seulement) ne sont pas spécifiques du Poitou mais se rencontrent dans de nombreux cimetières du royaume de France. La tour octogonale du XIIe toujours en place à Saint-Pierre d’Oléron prend là une dimension exceptionnelle de 20 m. À sa base un autel ; à la partie supérieure ajourée à laquelle on accédait par un escalier intérieur, on allumait un feu à l’annonce d’un décès, pour inviter à la prière[32] et pour symboliser la résurrection[33] espérée. Il est probable que ce feu servait aussi à guider les bateaux qui accédaient à Saint-Pierre par les marais salants actuels, ce qui justifierait sa hauteur exceptionnelle. C’est une région où les clochers eux-mêmes servent d’amers pour les marins. Cette tour ressemble à une obéliscolychnie. (« Obelisces: grandes et longues aiguilles de pierre, larges par le bas et peu à peu finissantes en poincte par le haut... Sus icelles près le rivage de la mer l’on allumoit du feu pour luyre aux mariniers on temps de tempeste : et estoient dictes Obeliscolychnies, comme cy dessus ».)[34]

 

medocOLE 062

 

            - La Rochelle

            L’arrivée dans le chenal vers le port des Lichnobiens est bien décrite. A terre de petits feux marquent la côte : ce sont les lanternes des guetteurs (C. L. ch. 31).

phare porte feu

La définition du phare donnée par Rabelais lui même est curieuse car sa référence régionale est La Rochelle : « Haultes tours sus le rivaige de la mer, es quelles on allume une lanterne on temps qu’est tempeste sus mer, pour addroisser les mariniers. Comme vous povez veoir à la Rochelle, et Aigues-mortes.» (Q. L., briefve declaration... ch. 2). Appelée successivement tour du garrot, tour des prêtres, tour des Quatre sergents, la tour de la Lanterne marquait l’entrée du port. Elle fut primitivement construite pour garroter les canons des bateaux qui y accédaient, et on y installa fin XVe une lanterne dont la lumière la nuit mais plus souvent la fumée le jour, indiquait la direction du port. La Popelinière seigneur de Ste Gemme, qui écrit son « Histoire des troubles » à 10 km à peine de l’île de la Dive nous la décrit ainsi : «Le maire y faisait autrefois mettre selon les statuts politiques de la ville, un gros cierge ou autre massif flambeau dans une lanterne de pierre qui est élevée sur un des cotés des hautes galeries de la tour, pour adresse et signal de sûreté à ceux qui voyageant sur mer auraient égaré leur route ou seraient poursuivis d’ennemis, ou bien surpris de quelque autre accident. Et aussi pour les avertir ayant relâché, des bancs, écueils, asnes, cotes, sables & autres lieux dangereux desquels ils se gardent aisément sauf en tempêtes extraordinaires. »

       

Port de la Rochelle

            L’évocation du peuple des Lychnobiens vivant de Lanternes au sens de sottises (C. L. ch. 32) fait penser aux luthériens déjà nombreux à La Rochelle.

 

            - Lanterne de la Dive

Braguibus ermite de la Dive

 

            L’arrivée sur l’île de la Dive[35] apparaît parfois comme une copie littérale du « Songe de Poliphile ». Cependant la phrase suivante paraît bien curieuse car elle ne correspond pas au texte du Poliphile. « Nous tenant ces menus propos sortit le grand flasque[36] (notre lanterne l’appeloit Phlosque) gouverneur de la Dive Bouteille » (C. L. ch. 34). Dans le manuscrit « Phlosque » devient « philasque ». Phlosque signifie « Flamme » en grec.

Ansoald visite l'ermite Jean          ansoald visite un ermite

            Le feu de « la grotte de l’ermite » de l’île de la Dive est différent des autres dans la mesure où il est tourné du côté terre. C’est une cheminée en forme de bouteille.

cheminée en bouteille ouverte sur l'extérieur    conduit de cheminée

Cette forme est assez commune et depuis fort longtemps. Les gaulois utilisaient ce type de silo en terre pour conserver[37] les céréales. On peut voir deux de ces silos dans l’abbaye de Maillezais comme à proximité de la grotte de Panzoult. La forme ventrue de la bouteille est due à l’usage d’une pioche à manche court et le col est tout simplement la cheminée par laquelle on peut jeter les grains de blé, la vendange ou descendre avec une petite échelle.

ile de la Dive au XVIIe

La spécificité de la cheminée-bouteille de la grotte de l’Ermite de la Dive, c’est qu’il s’agit d’une lanterne chargée d’avertir l’abbaye toute proche (5 km) d’un danger imminent ; en effet cette cheminée dispose d’une ouverture extérieure à sa base ce qui permet d’en voir le feu de très loin. Cette fonction de vigie et d’alerte est d’ailleurs la fonction initiale de la plupart des anciens phares de l’ouest atlantique. C’est ce que Rabelais appelle une lanterne « de guets » ou de « guetteur ». Il est impossible d’entretenir un feu en permanence à cause de l’absence de bois sur les îles. Si on prépare un bûcher il faut qu’il soit à l’abri pour rester sec. Une grotte en bord de mer est une chose étrange en Bas-Poitou[38], mais il faut savoir que l’abbaye Saint-Florent de Saumur a possédé le prieuré[39] de Saint-Michel-en-l’Herm au XIe siècle et donc la Dive. Il serait étonnant que des moines originaires de Saumur ne sachent pas creuser une grotte. Ce qui peut avoir surpris le jeune François dans cette lanterne, c’est la présence simultanée des quatre éléments en cet endroit. Ce chaos dont Rabelais nous donne une définition au cours de la tempête: « Croyez que ce nous sembloit estre l’antique Cahos, on quel estoient feu, air, mer, terre, tous les éléments, en refraictaire confusion. » (Q. L. ch. 18).

Mais le voyage continue vers les Sables d’Olonne, port de Gargantua dans le manuscrit. Il s’agit donc du choix de l’auteur de marquer l’importance de l’oracle de la Dive comme le but et la fin du pèlerinage avant de retourner au port d’Olonne. A-t-il voulu localiser le centre du monde à la Dive (rappel du mot divin), et plus précisément dans cette lanterne-chaos image d’une régénération en un monde nouveau ? De plus érudits que moi pourront peut-être le démontrer[40] un jour.

 

             - Phare de la Chaume

            Les derniers travaux de Mathias Tranchant[41] nous donnent bien une tour d’Arondel établie par les seigneurs de Talmont pour éviter les récifs de « la grand jument » à l’entrée du port d’Olonne-en-Talmondois. Cette tour se trouve 120 m en avant du prieuré Saint-Nicolas. Pierre Garcie Ferrande[42] l’évoque dans son « Grant Routtier et pyllotage et ancrage de la mer » édité en 1520 à Poitiers.

 

routtier

 

            La Chapelle Saint-Nicolas de la Chaume[43] a été établie par l’abbaye Sainte-Croix de Talmont. Saint Nicolas de Myre, dont les restes ont été ramenés par les marchands de Bari[44] , est considéré comme le protecteur des marins. Il est particulièrement vénéré sur les côtes maritimes[45]. C’est aussi un saint vénéré des jeunes filles à marier pour en avoir doté dans un miracle fameux. La représentation de ces jeunes filles comme de petits enfants dans un vitrail de la cathédrale de Sens a fait basculer la légende et remplacer les trois filles par trois enfants sauvés du boucher. Nicolas devient donc protecteur des enfants au XVIe[46]. Le Sinterklaas (saint Nicolas) néerlandais devient en Amérique au XIXe Santa Klaus, modèle du Père Noël. Si l’on se rappelle que Sinterklaas est inspiré d’un lutin nordique mais aussi du dieu celte Gargan, nous voilà retombés dans l’imaginaire gargantuesque. Rappelons que le mont Gargano où l’archange saint Michel[47] est apparu est proche de Bari. Rabelais fait d’ailleurs un lien entre saint Michel et saint Nicolas qui protègent tous deux les navigateurs au cours du chapitre intitulé « Quelles contenances eurent Panurge & frère Jean durant la tempête » (Q. L. ch. 19) : « bous, bous, bouououous ! Sainct Michel d’Aure[48], Sainct Nicolas... je vous foys icy bon veu... ».

            L’abbaye Sainte-Croix-de-Talmont est évoquée dans le Quart-Livre de 1548. Rabelais devait avoir une dent contre son abbé[49] qu’il souhaite renvoyer comme simple chapelain à Croullay[50], et le remplacer par un jeune mousse. « O le gentil mousse ! pleust à Dieu que tu feussez [fusses] abbé de Talemouze & que celluy qui de praesent l’est, feust guardian du Croullay ! » (Q. L. ch. 20).

            Enfin il faut noter que le prieuré de Bourgenay, proche du port des Sables, est une dépendance de l’abbaye de Maillezais et se trouve au centre du territoire de l’abbaye Sainte- Croix de Talmont. 

Conclusion

Rabelais semble bien évoquer ses souvenirs de cabotage[51] en Atlantique. Ces voyages plus modestes que ceux de Cartier ou d’Ulysse, demandaient à être sublimés.  A-t-il encore une carte (la grande hydrographie de Xenomanes ?) ou se fie-t-il à sa mémoire, à la recherche de toponymes aux sens multiples ? Muni de ces termes complexes, il développe un archipel d’idées[52]. Il conserve la description de lieux réels pour faire plus vrai, selon les recommandations de Lucien, il inclut des histoires contemporaines ou mythologiques. Ses digressions finissent par nous amener à l’explosion d’une pensée critique à l’égard de l’Eglise de l’époque.

Des lanternes existent bien au XVIe entre Maillezais et Bordeaux autant sur terre que dans les îles de Médoc, Saintonge, Aunis et Bas-Poitou. Ce pays rappelle celui de Lucien où naissent des sottises (Luther)? mais les esprits éclairés que sont les grandes lanternes (d’Estissac) vont nous dire la vérité ; les phares de l’humanisme vont nous guider, la lumière divine nous éclairer la route. La solution sera donnée par le retour au chaos d’où naîtra une nouvelle forme de religion.



[1]         Rabelais, le Quart Livre, Les classiques de poche, par Robert Marichal et Gérard Defaux, 1994.

[2]         Rabelais, Œuvres complètes, Guy Demerson, Le Seuil 1973 ou  éditions ultérieures (coll. Points-Seuil), édition de référence pour cet article.

[3]         Manuscrit de la Bibliothèque nationale, traduction de Montaiglon, 1872.

[4]         Les grands jours de Rabelais en Poitou (Colloque international de Poitiers 2001) Droz 2006. Tout particulièrement Myriam Marrache-Gouraud  « Lanternes poitevines » page 53 et Gilles Polizzi « Rabelais, Thenaud, l’île de la Dive et le Quint Livre: de l’illusion référentielle aux modèles génériques. » p.31

[5]         Le Cinquiesme Livre (Colloque international de Rome 1998) Droz 2001 : Gilles Polizzi « Le voyage vers l’oracle ou la dérive des intertextes dans Le Cinquième Livre » p. 577.

[6]         Le temporel de l’abbaye de Maillezais des origines à 1317, dir. Georges PON, CESCM Poitiers 1998.

[7]         Terme poitevin, de Touraine ou du Berry pour le vent de nord-ouest ou noroît des bretons.

[8]         Merlin Coccaie : pseudonyme de Teofilo Folengo (1492-1544) bénédictin défroqué, auteur de poèmes macaroniques, auquel Rabelais a emprunté cet épisode.

[9]           Proche de Saintes.

[10]        Mot confondu avec Cancale car probablement difficile à lire.

[11]            Q. L. ch. 6 :  « je guaige un cent de huytres de Busch » - captal : titre de seigneur dans le sud-ouest.

[12]        Guy Geoffroy duc d’Aquitaine évoqué dans L’histoire de Maillezais de Lacurie qui cite Dom Fonteneau vol. XXV p. 19-20 : « et semel in anno unoquoque navis unius itinerarie consuetudinem et.. ». Les manuscrits de Dom Fonteneau sont conservés à la médiathèque de Poitiers.

[13]        Revue des Études Rabelaisiennes 1904 tome II, p.246 « Topographie rabelaisienne » (Henri Clouzot).

[14]        Surnommées « lanternes des morts » au XIXe siècle. Manuscrit du Cinquième Livre, ch. 32 bis.

[15]        Modèle de Xenomanes, le traverseur des voies périlleuses.

[16]        cf. Évangile selon saint Mathieu 25, 13.

[17]            Vendeur de lanternes sur les marchés grâce à son boniment.

[18]            Auteur de Tria calendaria où il écrit « ut est videre in Luciano secundum translationem rabelesii monachi maleacensis ».

[19]            Histoire de l’Aunis et de la Saintonge, Marc Seguin, tome 3, p. 87, Geste éditions, 2005.

[20]            Construite en 1246 et citée dans le Quart Livre, Brièfve declaration d’aulcunes dictions, (ch. 2)   « comme vous pouvez voir à la Rochelle et Aigues-Mortes ».

[21]            Q. L. ch. 25.  Maumusson signifie « mauvaise musse ou mauvais passage ».

[22]            Jean Fontenaud dit Alfonse de Saintonge, pilote en 1543 de Roberval qui suit Cartier au Canada, parfois considéré comme l’un des modèles de Xenomanes.

[23]           Au XVIe siècle l’importante famille de Foix possessionnée en Médoc. Le comte de Foix-Candale était par ailleurs captal de Buch. (cf. note 18).

[24]            L’ermite fameux de la grotte de l’Ermitage Sainte-Catherine,  (Q. L. ch. 64),  bénissait les bateaux en partance de Bordeaux vers l’océan et acceptait l’aumône pour cela.

[25]            La baie de Brouage est la zone salicole la plus importante de l’ouest atlantique ; la ville de Jacopolis qui deviendra celle de Brouage n’est pas encore construite; seul le bourg d’Hiers existe du vivant de Rabelais, qui parle de « force sel en Brouage » dans la Pantagrueline pronostication au ch. 6.

[26]            « et d’une lanterne qu’il convient mettre chaque nuit sur la dite tour »

[27]            Son père était originaire de la ville de Foix, mais cela n’a rien à voir avec les Foix-Candale.

[28]            Déc. 2011 p. 101, volume LXIII. Traduit par Marc Seguin à partir du doc. suivant : BnF, fonds fr., vol 15 872, fol. 161 à 167.

[29]        Taxes sur les navires en Gironde par la capitainerie de Cordouan.

[30]            Se soucie de sa prébende ; sous François Ier il s’agissait de Charles Bigot.

[31]              « Jardin clos » cédé par un certain Claresals.

[32]            Ces tours de cimetière se sont multipliées au XIIe. L’invention du purgatoire à la même époque va nécessiter prières ou messes dites par chanoines, moines et prêtres (les Siticines des îles sonnantes – C. L. ch. 2) afin d’éviter une trop longue attente du paradis.

[33]            Se rappeler le rite de la nuit de Pâques et le cierge pascal, ainsi que les cierges allumés par le cierge pascal que l’on place autour du cercueil encore actuellement.

[34]        Q. L., « Briefve declaration d'aulcunes dictions », ch. 25.

[35]        En Bas-Poitou, l’équivalent du port de l’Aiguillon-sur-mer actuellement.

[36]        Flacon.

[37]        Les grains de céréales du pourtour, au contact de l’humidité de la paroi, germent et dégagent du gaz carbonique qui va conserver le reste de la récolte.

[38]        C’est le seul habitat troglodyte de Vendée.

[39]        Après la destruction de l’abbaye par les Normands.

[40]        Florent Coste, « L’île et le chaos dans le Quart Livre », Tracés. Revue de Sciences humaines, n° 3, L’île, juillet 2003. http://traces.revues.org/index3553.

[41]        Les origines des Sables d’Olonne, page 60, Geste éditions, 2012.

[42]        Navigateur et pilote de Saint-Gilles-Croix-de-Vie en Vendée, son Grand routtier à destination des navigateurs de haute mer va connaître 32 éditions et servir 3 siècles.

[43]        Implantation initiale des Sables d’Olonne.

[44]            Dans les Pouilles au sud de l’Italie.

[45]        Même l’église paroissiale de Maillezais est dédiée à saint Nicolas.

[46]        Saint Nicolas est représenté avec trois boules dans la main.

[47]        Origine de la création des abbayes de St-Michel en l’Herm en 682 et du mont St-Michel 27 ans plus tard.

[48]        On peut penser à une coquille entre « Aure » vallée des Pyrénées, et « Saint-Michel-en-l’air ou en-l’Herm », abbaye du Bas-Poitou possédant L’île de la Dive et les sels de Ré.

[49]        Jacques de la Brosse.   Talemont (1548) =  Talemouze (1552).

[50]            Hameau proche de Panzoult où  existait une chapelle.

[51]            De cap en cap ou de port en port à proximité de la côte.

[52]        « La fiction en archipel » de Franck Lestringant.

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Rabelais et l'île de la Dive
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