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Rabelais et l'île de la Dive
21 janvier 2020

chicanes

Chicanes ecclésiastiques

Chapeau>>>

Sans même avoir lu son œuvre, Rabelais est toujours détesté des milieux chrétiens, fortement influencés par une caricature anachronique diffusée au XIXe siècle. Il est utile d’analyser en détail d’où vient la haine contre les monastères à la renaissance, sentiment partagé par la noblesse, le pouvoir et parfois par les ecclésiastiques eux-mêmes au XVIe.

 

 

Dom Chamard

Dom François Chamard (1828-1908) vénérable bénédictin de Ligugé, a écrit une histoire de ce monastère[1]. Comme souvent à cette époque, sa critique de Rabelais est violente :

C’est là dit-on que le caustique et graveleux Rabelais vint reposer son humeur vagabonde et composer quelques-uns de ses indignes libelles… Et l’odieux Rabelais voulant conserver ses bonnes grâces s’empressait de favoriser sa passion champêtre…la protection si mal placée accordée par le même prélat au trop licencieux Rabelais.

Rabelais étant « mis à l’index », Dom Chamard n’aurait pas dû le lire. Ce qui se confirme quand il écrit que Rabelais a composé ses indignes libelles à Ligugé alors que ce fut à Lyon. Ce Dom François là n’était pas un spécialiste d’Alcofrybas.

Louise de Savoie et Jean Thenaud

Louise de Savoie, mère de François 1er, n’écrit pas que des gentillesses à l’égard des moines, dans son journal sa critique est parfois acerbe :

L’an 1522, en décembre, mon fils et moi, par la grâce du Saint Esprit, commençasmes à cognoistre les hypocrites, blancs, noirs, gris, enfumés, et de toutes couleurs, desquels Dieu, par sa clémence et bonté infinie, nous veuille préserver et deffendre, car, si Jésus Christ n’est menteur, il n’est point de plus dangereuse génération en toute nature humaine.

Jean Thenaud, un cordelier, est l’un de ses plus proches conseillers. Il a largement inspiré Rabelais par ailleurs[2]. Originaire du Mellois, éducateur du très chrétien roi de France et de sa sœur, il traduit l’Éloge de la folie d’Érasme sans y atténuer les critiques de l’église. Thenaud s’emporte :

contre la guerre plus sourde et plus intime qui se poursuivait non point entre ordres rivaux, mais au sein d’une même famille religieuse.

Gabriel de Puy-Herbault, l’enragé putherbe.

Gabriel de Puy-Herbault a publié en 1549, le pamphlet le plus violent qui soit contre Rabelais.

Plaise à dieu que Rabelais soit auprès d’eux (théologiens de Genève) avec son pantagruélisme, pour me servir de ce mot bouffon d’un bouffon, si toutefois il est encore de ce monde !... C’est un homme aussi dangereux pour son impiété que pour le scandale public de ses livres…les Genevois ne sont pas à ce point dénués de pudeur qu’ils veuillent être vus mêlant publiquement à l’impiété la débauche, le dérèglement effréné, le vice enfin. Car que peut-il manquer à l’absolue perversité de Rabelais, lui qui n’a ni la crainte de Dieu, ni le respect des hommes ?... Quel Timon a médit d’avantage de l’humanité ? Faiseur de bons mots, vivant de sa langue, parasite, on le supporte à la rigueur. Mais de se damner en même temps, chaque jour ne faire que se saouler, s’empiffrer, vivre à la grecque, flairer les odeurs de la cuisine, imiter le singe à longue queue, comme on le dit partout, et de plus souiller de misérables papiers par des écrits infames, vomir un poison qui se répand en large dans tout le pays, lancer la calomnie et l’injure sur tous les ordres indistinctement…comment souffre-t-on cela ? Et n’est-ce-pas un phénomène inouï qu’un évêque[3] de notre religion, le premier par le rang et par la science, protège, nourrisse, admette à la familiarité de sa table et de sa conversation une telle honte pour les bonnes mœurs et pour l’honnêteté publique…j’ai entendu dire que l’homme était encore plus ignoble dans ses actes que dans ses discours…et qui emploie surtout à sa propre perte l’érudition dont il est doué ; d’autant plus méchant d’autant plus violent qu’il est instruit,…à part l’impudence et l’outrage, ces déesses à qui les athéniens sacrifiaient sur les autels, il ne semble reconnaitre aucun culte[4].

Le Théotimus serait une vengeance personnelle de Puy-Herbault et Charles de Ste Marthe suite aux moqueries du Gargantua selon Abel Lefranc. Est-ce raisonnable d’écrire un livre de trois cent pages dont quatre seulement sont consacrées à Rabelais ? Il faut remettre ce livre dans le contexte de l’époque, il est écrit en latin à l’usage des juges civils chargés de réprimer l’hérésie[5] : c’est un mode d’emploi pour la chambre ardente crée le huit octobre 1547. Le Théotimus cite des hérétiques italiens et des auteurs français décédés, mais Rabelais est le seul auteur français vivant désigné par Puy Herbault. Il y a donc une urgence absolue à fuir. Mais ce livre est édité en 49, un an après le départ de Metz et la première édition du Quart-Livre. Bien que le prologue soit en général rédigé à la fin de la rédaction d’un livre, il est difficile de répondre en 1548 à un texte de 1549. Dans l’Épitre liminaire du Quart Livre de 1552 Rabelais proteste auprès du cardinal de Chatillon qu’il est meilleur chrétien que ses accusateurs et qu’il n’est pas hérétique. Si sa réponse est aussi modeste c’est qu’il a déjà attaqué Puy-Herbault dans le prologue de 1548 sous une forme cachée.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                 L’histoire commence par la pie du barbier Béhuart. Béhuard est une île de la Loire proche d’Angers mais elle n’a rien à faire dans ce contexte : il y a donc une anagramme cachée[6]. Hadley Wood et Paul Smith donnent une interprétation de la bataille des pies et des geais où Béhuart devient Herbaut et la pie (pica en latin) est un rappel de François le Picart. Les trois dernières pages de ce prologue de 1548 ne visent que les calomniateurs de mes écrits nous dit Rabelais.

Gabriel de Puy-Herbault est un moine de Fontevrault qui écrit du prieuré féminin de Hautes Bruyères[7] à proximité de Rambouillet. C’est dans ce prieuré que les entrailles et le cœur du roi François sont alors enterrés. Le roi s’est-il souvenu qu’en 1507, à Fontevrault même, il a survécu à l’âge de 13 ans[8] à une blessure au front que Gaucher de Sainte Marthe a soigné ? Probablement issu d’une famille de l’île-Bouchard, Puy-Herbault connait Gaucher de Sainte Marthe.

François Le Picart est un prédicateur de la Sorbonne, ami de Beda. Il est exilé au mont Saint-Michel avec lui en 1533. En 1546, quatorze hérétiques sont brulés à Meaux, Le Picart est présent et fait un sermon sur le très saint sacrement de l’autel à la demande du parlement de Paris. Calvin en parle comme d’un homme tout écervelé, fantastique et semblable à un enragé.

Il est indispensable de reprendre la chronologie de ces années. En 1543 on brule place Maubert, après lui avoir coupé la langue, un secrétaire de Jean du Bellay, Nicolas Brisbart[9]. C’est l’année de la mort de Guillaume du Bellay et de Geoffroy d’Estissac. À partir de 1545, l’influence de Du Bellay auprès du roi diminue malgré l’aide de la duchesse d’Étampes, ce qui peut expliquer l’exil de Rabelais à Metz en mars 1546. Dolet subit le même sort que Brisbart le 3 aout 46. Tiraqueau gomme de son De Legibus toute allusion à Rabelais. En 1547 le roi François 1er rend son dernier soupir et Rabelais quitte Metz pour rejoindre Jean du Bellay. En octobre 1547 est créée la chambre ardente qui va envoyer trente-sept hérétiques au bucher dans l’année.

De mai 1547 à juin 1548 nous ne savons rien de Rabelais. Il dépose alors chez de Pierre de Tours, éditeur à Lyon, le manuscrit du Quart Livre de 1548. On peut imaginer que dans un contexte aussi risqué d’être mené au bucher, la protection rapprochée du Cardinal du Bellay soit la bienvenue. La colère de Puy-Herbault ne peut être que décuplée en lisant le prologue dont il saisit l’humour : Béhuart avait une pie privée bien gallante devient « Herbaut avait une vie pipée bien galante ». Le mot pipé s’employait à la chasse à l’appeau (pipeau) et signifiait par ruse. Rabelais traite ainsi Puy-Herbault de rusé et de galant. Puis à la fin du paragraphe, la pie de Béhuart ne retourna point elle avait été crocquée devient : le couple Picart-Herbault ne retourna point, il avait été écrasé (vaincu[10]). Vraiment vous ne fûtes oncques de mauvaise pie couvée peut se transformer en « vous ne fûtes jamais de mauvaise vie coupé » soit castré pour vie amorale. La bataille d’oiseaux ne sert donc que de prétexte pour attaquer Puy-Herbault et Picart. Ce texte ne sera pas repris dans le Quart Livre de 1552[11].

L’amitié entre Jean Bouchet et Rabelais

Dom François Rabelais, bénédictin, est à l’école de Jean Bouchet, l’ami sien et traverseur des voies périlleuses, son surnom en littérature, à qui il envoie en 1526 une lettre qui se termine par :

À Ligugé ce matin de septembre

Sixième jour en ma petite chambre

Que de mon lict je me renouvellais

Ton serviteur et amy Rabellays[12]

Bouchet deviendra dans le voyage vers l’Oracle de la Dive, Bacbuc, le personnage de Xenomanes, le grand voyageur et traverseur des voyes périlleuses, lequel estoit venu au mandement de Panurge ; parcequ’il tenoit je ne scay quoi en arrière fief de la chastellenie de Salmigondin.[13]

Jean Bouchet est resté 15 ans au service de la famille de Thouars, comme procureur à Poitiers mais aussi gestionnaire des nombreux biens familiaux qui vont de la Loire à la Gironde. Ces propriétés sont dispersées et les fiefs connus s’appellent L’île-Bouchard, Benon, l’île de Ré, Taillebourg, le Talmondais et Olonne. Il se trouve que Rabelais cite ces lieux dans son œuvre car les propriétés des Thouars sont voisines des prieurés de Maillezais. Salmigondin[14], terme de langue d’oc[15], est encore utilisé sous la forme de salmis ou ragout salé. Jean Bouchet ressemble au responsable des fiefs de Salmigondin éparpillés en bord de mer et qui est sollicité par Rabelais lui-même, dissimulé derrière l’image de Panurge. Voilà une des origines historiques possibles de cette phrase du roman.

Bouchet publie en 1512 à Paris, La Déploration sur l’église militante ; il y demande la réforme de l’église dans sa tète et dans ses membres et affirme la supériorité d’un concile sur le pape. Le concile de Tours de 1511 illustrait cette querelle.

 

Louis XII mène alors une guerre violente contre le pape de fer Jules II, qui succède à Alexandre Borgia après l’intermède d’un mois de Pie III. Il a trois filles, un amant et il fait partie des vérolés très précieux. Les optimistes se souviennent de lui comme le libérateur du cardinal Jean de la Balue, le créateur de la garde suisse, de celui qui engage la construction de la basilique Saint Pierre et le protecteur de Miquel-Ange à qui il commande les fresques de la Sixtine. Il est haï et moqué par les Français, détesté par Érasme et déclenche la colère de Martin Luther lors de son passage à Rome, en raison de la vente des indulgences. Son surnom de pape soldat montre bien son opposition à l’humanisme naissant. Ces travers vont durer : en 1517 l’église va prêcher la croisade et récolter une fortune en compensation d’indulgences. François 1er a rêvé de diriger cette croisade mais elle ne partira jamais.

Luther affiche alors ses 95 thèses à Wittenberg.

Dans la seconde édition, à Poitiers en 1525, de La Déploration, c’est Luther qui devient l’ennemi de l’église.

Dans l’édition de 1545 des Épitres morales et familières du traverseur les premiers chapitres sont consacrés aux qualités nécessaires à la prêtrise.

Les prêtres qui ont charge d’âmes doivent être lettrés et savants : Les prêtres doivent être de bon exemple et doivent être humbles et bons. De l’abstinence et sobriété des prêtres. Fuyez les grands banquets publics, écrit Jean Bouchet. De la chasteté des prêtres qui ne doivent fréquenter les femmes. Messieurs les bénéficiés, sous les prélats, ne soyez vicié de ce péché d’avarice damnable.

Le niveau d’instruction des prêtres à cette époque est particulièrement bas. Rabelais se moque des frères fredons qui marmonnent leurs prières[16] sans les comprendre. Un siècle plus tard Richelieu arrivant à Luçon va commencer par y installer un séminaire pour instruire les prêtres des campagnes.

Monseigneur Geoffroy d’Estissac

En 1543, Geoffroy d’Estissac vient de mourir, il était abbé et évêque de Maillezais, abbé de Celles sur belle, de Cadouin, doyen de Saint Hilaire de Poitiers, prieur de Ligugé, seigneur de Coulonges et de Bois-Pouvreau. C’est dans une autre épitre que Jean Bouchet parle de lui

De la bonté du révérent évêque de Maillezais

Prélat dévot de bonne conscience

Et fort savant en divine science.

Pour méditer qu’en telle seigneurie

A plus d’honneur, hors toute flaterie

Plus de douceur et plus d’humilité

Cent mille fois qu’en la rusticité

Des pallatins et gros bourgeois de ville

Dont l’arrogance est tant facheuse et vile

Mais rien de ce que Bouchet demande aux prêtres comme aux prélats n’est appliqué par d’Estissac ni par Rabelais. Ils ont dû être influencés par l’exemple venu d’en haut, celui du pape et des cardinaux romains. L’archevêque de Bordeaux demande en 1527 que la réforme souhaitée par Rome soit mise en pratique dans les monastères. D’Estissac a tenté d’exécuter cette directive à Maillezais mais n'y est pas parvenu. En 1543, Geoffroy d’Estissac meurt. Il souhaitait faire nommer son neveu Jean comme abbé de Maillezais. Mais c’est Jacques d’Escoubleau de Sourdis qui va emporter la mise à Maillezais comme à Cadouin. Les neveux garderont Celles sur Belle, Ligugé et le doyenné de Saint Hilaire le Grand. L’un d’eux sera mis brièvement en prison suite à une plainte du parlement de Paris ; était-il bâtard ce qui lui interdisait d’être doyen de St Hilaire le Grand ?

La tête n’est pas exemplaire mais les membres sont bien difficiles à convaincre !

Les abbés successifs de Saint Michel en l’Herm et des Châtelliers en Ré

Jean de la Trémoille est abbé et baron de Saint Michel au début du XVIe car il avait échangé l’abbaye de Talmont[17] trop pauvre contre les riches revenus de Saint Michel en l’Herm. Ce qui ne l’empêche pas de cumuler : abbé de la Grainetière, de Saint Laon de Thouars, prieur à la Réole et évêque de Poitiers[18]. Monseigneur Jean aime la chasse, les beaux vêtements, les bijoux, il possède une écurie de cinquante chevaux et ses revenus s’élèvent à 50 000 livres par an. Jean Bouchet loue sa chasteté, sa bonté et sa science. Ce bon cardinal va mourir à Milan en allant chercher son chapeau de cardinal. Jean est le neveu de Pierre d’Amboise, son oncle maternel et prédécesseur à Poitiers. Il est aussi le frère cadet de Louis II, le « Chevallier sans reproche » dont Bouchet va écrire le panégyrique après sa mort à Pavie.

Bertrand de Moussy est l’abbé de Saint Michel en l’Herm de 1519 à 1526. Il n’arrive pas à appliquer les réformes prônées par l’église. Les « de Moussy » font partie des familiers des Trémoille. C’est un « Renaud de Moussy » qui transporte le corps de Charles de la Trémoille prince de Talmont à l’abri de la chartreuse de Pavie, lors de la bataille de Marignan. Atteint de soixante-deux blessures, le malheureux va succomber.

 

Mort du prince de Talmont et de Mortagne blessé à Marignan, par FF Richard, détail.

Monastère royal de Brou, musée municipal de Bourg en Bresse.

 

Jean Bouchet avait été chargé de l’éducation de Charles. Il est sidéré par la mort au combat du fils unique de Louis II de La Trémoille. Il va écrire un hommage de 5077 vers, aussitôt après sa mort : Le temple de bonne renommée.

 

Jean de Billy le vieux va succéder à de Moussy. Il est permis de penser que la famille de Billy, qui hérite des riches abbayes de St Michel en l’Herm et de Marie des Châtelliers en Ré, se soit rendue coupable de captation de « revenus d’abbayes » attribués depuis des lustres à la famille de Thouars. Il faut dire que l’influence de la famille diminue après la mort de Charles à Marignan et de Louis à Pavie. Rabelais, bénédictin évangéliste, pouvait donner un coup de griffes à ce Jean de Billy qu’il cite à la fin du chapitre d’Outre.

Là me souvint du vénérable abbé des Castilliers celuy qui ne daignait biscoter ses chambrières nisi in pontificalibus (si ce n’est en habits pontificaux), lequel importuné de ses parents et amis de résigner, sur ses vieux jours son Abbaye, dist et protesta, que point ne se dépouilleroit devant soy coucher : et que le dernier ped que feroit sa paternité, seroit un ped d’Abbé.[19]

Cet abbé de Marie des Châtelliers en Ré, de Saint Michel en l’Herm, et de St Léonard de Ferrieres (entre Doué et Thouars), Jean de Billy le vieux (1472-1552), chassait et rossait ses chiens au point que ses colères ont été transformées en proverbe : « Le rost de Billy ». La chasse était pourtant réservée aux nobles comme un exercice guerrier et n’était pas permise aux ecclésiastiques, hommes de paix et de concorde. Mais que dire du pet d’abbé ? Il est bon de savoir que Rutebeuf (1230-1285) dans le fabliau « le pet du vilain » prétend que l’âme des vilains sort par le cul, et que les vilains ne peuvent aller ni au paradis ni en enfer. Les notes de bas de page des œuvres de Rabelais parlent d’une abbaye, parfaite homonyme, Notre Dame des Châtelliers proche de Sanxay (Deux-Sèvres) car Rabelais cite ce village dans le voyage de Pantagruel de Poitiers à Maillezais[20]. D’Estissac est bien seigneur de Bois-Pouvreau situé à proximité de Sanxay.

 

Reste du château de Bois-Pouvreau et de son étang (79), propriété de Geoffroy d’Estissac.

Les successions d’abbés s’y sont passées sans conflit et cette abbaye des Châtelliers n’est pas sur une île atlantique.

Par contre Jean de Billy le vieux conserve l’usufruit de l’abbaye de St Michel en l’Herm jusqu’à sa mort à plus de 80 ans. Il a pourtant fini par céder cette abbaye bénédictine dont l’abbé est baron d’Ars en Ré, des Portes et de Loix, à son neveu Jean II de Billy le jeune. De Billy le vieux est abbé de Saint Michel et de Notre Dame des Châtelliers en Ré quand Rabelais est moine à Maillezais. Le dernier pet du vieux Billy (81 ans) fut donc bien un pet d’abbé que l’on peut dater de 1552. Ce qui prouve que bien avant les analyses ADN, on pouvait déjà dater un pet mortel.

Jean de Billy le jeune, abbé de Saint Michel et de La Flotte, préfère rentrer chez les chartreux et cède ses charges à son frère cadet Jacques. Ce dernier connaitra la destruction de l’abbaye de Saint Michel en 1569 par les rochelais. Il se retirera à Paris et ses manuscrits sont conservés à la bibliothèque municipale de Sens.

Dans une de ses lettres écrites de l’abbaye des Châtelliers en Ré, Jacques dénonce à son frère Jean, chartreux[21], la mauvaise volonté de ses religieux :

Il est impossible par les temps qui courent, d’imposer la moindre discipline, même s’il y a des frères qui commettent de très graves péchés. Toute menace de réclusion ou de jeûne est considérée comme une farce ou une taquinerie. Si on les menace trop, les moines, pour se venger, quittent le monastère et passent du côté protestant…je vois combien difficile il me sera d’arriver à un accord sur le repas du soir avec les cloitriers de Saint Michel. Ils ne souffriront jamais de voir leur déjeuner réduit de quelque peu pour que le surplus leur soit servi comme supplément au repas du soir.

On peut y lire sous la plume de son biographe, Chatard, qu’il aimait les lettres classiques à l’exception des auteurs grivois et obscènes[22]. Pensait-il à celui qui a rendu immortel son cher oncle biscoteur de chambrières ? Une autre phrase surprenante dans l’Elogium de Chatard : en 1569, Jacques de Billy resta proche de son monastère ruiné comme les oiseaux qui survolent leur nid, même si celui-ci a été jeté à terre. L’ile sonnante est parue sept ans plus tôt et compare les moines à des oiseaux. Il faut croire que ce type d’allégorie était commun à l’époque.

Les abbés commendataires réformateurs ont rencontré bien des obstacles. En se plongeant dans la vie des monastères de l’époque, on s’aperçoit que Rabelais est souvent au plus près de la réalité et n’a pas besoin d’exagérer le trait. Il y a bien une domination de trop d’içeulx[23] sur les jours sans pain et le népotisme règne en maitre. On parle de livres, mais ce ne sont pas ceux de la bibliothèque. Les revenus en livres-tournoi assurent le classement des monastères, l’abbaye de Saint Michel était au onzième rang de fortune dans le royaume. Les prélats étaient souvent simoniaques[24] et pourtant, certains des intellectuels de l’époque ont été exemplaires comme Jacques de Billy.

Les conflits concernent aussi des querelles entre prieurés et évêché. Le plus important prieuré dépendant de Saint Michel était celui de Mortagne sur Sèvre. Sa localisation fait que ce prieuré est aussi soumis à l’évêque de Maillezais pour la nomination du curé. Ce dernier s’occupe des paroissiens, assure les baptêmes, les messes du dimanche et le service des sépultures chrétiennes. Les moines du prieuré qui touche à l’église disent de nombreuses messes pour le salut des âmes de riches donateurs morts depuis bien longtemps. Ces religieux, en général de la noblesse vivent en autarcie complète, grâce aux propriétés foncières dépendantes de ce prieuré. Ils se comportent en petits seigneurs locaux et ne rendent aucun service à la population de Mortagne. Les moines se considèrent comme supérieurs par leur noblesse, l’antériorité de leur fondation (le prieur est curé primitif et le curé de la paroisse n’est que vicaire perpétuel), leur richesse et leur instruction par rapport à un curé de campagne. Une rencontre conflictuelle est inévitable car l’église est d’un usage partagé. Les deux communautés n’adorent pas les mêmes saints : quelle statue faut-il exposer [25] à proximité de l’autel ? Lors des processions, quel est le droit de préséance ? Qui va réparer les bâtiments en mauvais état ? Où présenter les reliques de Saint Léger ? Voilà de multiples raisons pour des querelles durables entre l’évêque Geoffroy d’Estissac, son conseiller juridique François Rabelais, et l’abbaye de Saint Michel en l’Herm. Rabelais en a-t-il été le témoin et a-t-il proposé des solutions juridiques tirées de la jurisprudence vertueuse des décrétales ? Il est permis de le penser.

La famille de Ste Marthe

Cette famille est perçue en Poitou comme une famille d’intellectuels brillants. Une seule ombre au tableau : Rabelais s’est moqué de Gaucher sous le vocable de Picrochole. Mais il a aussi insulté son épouse, Marie Marquet, en parlant de Marquet grand bâtonnier de la confrérie des fouaciers[26], ce qui ridiculisait définitivement les armoiries de cette famille de Touraine alliée aux Budé. Par ailleurs Gaucher de Ste Marthe est porteur du titre de seigneur de la rivière que l’on peut traduire par Alpharbal en hébreux. C’est le nom du roy de Canarre, celui qui envahyt furieusement le pays de Onys[27], au chapitre L de Gargantua. Le mot canarre ou canaries tire son origine d’un texte de Pline qui signale que ces îles sont peuplées de grands chiens. Roi des chiens n’est pas un compliment pour le seigneur de la Rivière qui refuse de payer à l’abbaye de Maillezais une taxe annuelle de vingt livres sur le port d’Esnandes.

Charles de Ste Marthe (1512-1553) est le second fils de Picrochole. Ayant adhéré aux thèses de Calvin en 1537, il fit 30 mois de prison à Grenoble. Il fut le protégé de Marguerite de Navarre. Il félicite pourtant en 1550 Gabriel de Puy-Herbault, intégriste catholique. Il approuve sa campagne contre les athées et les épicuriens tels que Rabelais. Les insultes de ce dernier contre ses parents et la nécessité de prouver qu’il n’est plus calviniste ont dû le pousser à écrire cette lettre de soutien à Puy-Herbault.

 

La poésie française est une autre œuvre de Charles de Saint Marthe natif de Fontevraud en Poitou, adressée à la très noble & très illustre princesse, madame la duchesse d’Estampes, et comtesse de Penthièvre que Rabelais qualifie dans son Gargantua, de grande jument en chaleurs et l’abbaye des dames de Fontevrault y devient l’abbaye de Coingnaufond[28].

Scaevola veut dire gaucher en latin. À la suite de Gaucher-Picrochole il y aura quatre Scévole de Ste Marthe qui seront poètes, historiens ou hommes politiques. Les frères jumeaux Louis (1571-1656) et Scévole II (1571-1650) de Ste Marthe vont écrire la Gallia Christiana éditée en 1656. Cette œuvre monumentale en seize volumes sur l’histoire de la France chrétienne détaille la totalité des diocèses et monastères avec une liste des abbés. Pas un seul mot sur Jean de Billy le vieux alias vénérable abbé des Castilliers, dont Rabelais s’était moqué. Je pense que cet oubli est volontaire et que la haine du texte de Rabelais s’est poursuivie sur plusieurs générations de Sainte-Marthe.

Conclusion

Je n’ai donné que quelques exemples de critiques des moines dans l’environnement proche de François Rabelais. On retrouve toujours, les familles de La Trémoille et de Sainte Marthe, Jean Bouchet comme témoin privilégié et des conflits de chicanoux entre Maillezais et St Michel en l’Herm dont dépendent les îles de Ré et de la Dive.

Aujourd’hui l’étude de Rabelais nous le présente comme un humaniste et un brillant écrivain. Pourtant, de son vivant et bien au-delà de sa mort, Rabelais a été condamné, éreinté par ses collègues plus qu’aucun autre. Dans cette période de troubles où fut inventée la chambre ardente, Rabelais n’a eu la vie sauve, que grâce à la protection de ses maitres, Geoffroy d’Estissac et les frères du Bellay.

 

 



[1] Chamard François, St Martin et son monastère de Ligugé, 1873, Poitiers, imp. H.Oudin.

[2] Jean-François Vallée, « Un paradoxal éloge de la folie érasmienne : Le Triumphe de prudence de Jean Thenaud », Comètes. Revue des littératures d’Ancien Régime, n°3, 2006.

 

[3] Jean du Bellay.

[4] Marcel de Grève, Études Rabelaisiennes, l’interprétation de Rabelais au XVIe siècle, Droz, Genève, 1961, p.73-74

[5] Revue d’histoire et de philosophie religieuse, 1967, p.56.

[6] OC, QL1548, p.716.1467 et 1592.              

[7] Commune de St Remy l’honoré, Yvelines.

[8] https://dictionnaireordremonastiquedefontevraud.wordpress.com/2011/06/05/f-le-coeur-de-francois-i-er-initialement-confie-au-prieure-fontevriste-de-haute-bruyere-78/

[9] Michon, les conseillers de François 1er, PUR, 2011, Jean du Bellay par Rémy Scheurer, p.329.

[10] Source Dictionnaire du Moyen Français ou DMF.

[11] C’est seulement dans l’épisode des andouilles que Rabelais va évoquer les enraigez Putherbes Ce qui évoquerait les puits remplis d’herbes qui donnent la rage selon Le Duchat. Par ailleurs au chap.LII frère Jean prêt à roussiner et monter dessus comme herbault sur pauvres gens (comme des chiens bassets attaquent des pauvres de passage).

[12]  OC, Épitre de Maistre François Rabellays, audict Bouchet, p.1024.

L’édition de référence des œuvres de Rabelais est celle de Mireille Huchon et F. Moreau, la Pléiade, Paris, Gallimard, 1994, citée OC et la page concernée. Les livres de Rabelais seront abrégés Garg., Pant., TL, QL, CL, IS pour Isle sonante et Ve ms pour le manuscrit du Ve livre.

[13] OC, TL, XLIX, p.500.

[14] OC, QL, chap. I,

 Sal ou salemine= plat préparé de poissons salés, Condir= assaisonner

[15] Qui va du Limousin à Montpellier pour ne parler que des régions fréquentées par Rabelais.

[16] OC, CL, XXVI, p.790.

[17] Les seigneurs de Thouars sont princes de Talmont, dont dépend Olonne, seigneurs de Taillebourg et de Tarente (4 T). Il ne faut pas confondre avec Talmont sur Gironde.

[18] R.Favreau, G.Pon, Le diocèse de Poitiers.

[19] OC, CL, XVI, p.762.

[20] OC, Pant., V, p.230.

[21] Benoist Pierre, La bure et le sceptre, Publications de la Sorbonne, 2006, p.35

[22] Irena Backus, La patristique et les guerres de religions en France, Paris, 1993, p.19-27. Étude de l’activité littéraire de Jacques de Billy (1535-1581) O.S.B d’après le MS Sens 167 et les sources imprimées (Paris institut d’études augustiniennes, 1994.

[23] OC, IS, p.847.

[24] Vente d’un bien spirituel.

[25] E.Maupilier, Le prieuré et l’église de Mortagne au XVIIe, imp. Farré, Cholet, 1967.

[26] OC, Garg., chap. XXV, p.74. Les besants sont assimilés à des fouaces et les sautoirs d’or (croix de saint André) deviennent des bâtons.

[27]. OC, Garg, chap. L, p. 133. Les conseillers de Picrochole évoquent à nouveau l’Aunis au chap. XXXIII, p 92 « l’autre partie cependant tirera vers onys ». Gaucher de Sainte Marthe fut aussi seigneur d’Esnandes en Aunis.

[28]OC, TL, chap. XXIII, p.459 et 1429. L’édition de 1546 écrit Fonshervault mélange de Fontevrault et de Puy-Herbault. Le Théotimus sera édité en 1549.

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