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Rabelais et l'île de la Dive
18 juin 2021

L'abbé des Castilliers

L’Abbé des Castilliers dans le Bulletin 2023 des Amis de Rabelais et de la Devinière, p.31-40.

Notre rabeloteur et ami Jean-Marie Guérin décrypte le chapitre 16 du Cinquième Livre, chapitre court mais rempli d’anecdotes, de localisations et de personnages qu’il est difficile de déterminer aujourd’hui. Il nous fait voyager en Poitou, Aunis et Périgord. Ses hypothèses, parfois hardies, se basent toujours sur sa connaissance pointue des pérégrinations de Rabelais et de son protecteur Geoffroy d’Estissac.

Le chapitre xvi du Cinquième Livre[1] intrigue depuis toujours les érudits rabelaisans ou les simples rabeloteurs dont je fais partie. Son titre est le suivant « Comment nous passasmes outre, et comment Panurge y faillit d’estre tué ». Nous le désignerons sous le nom de chapitre d’Outre[2] car Rabelais y décline les divers sens de ce mot. Je vous invite à lire ce chapitre.

 

robida (2)

Outrer est expliqué dans le dictionnaire du moyen français par dépasser les bornes comme dans la devise de Charles-quint : « plus outre ». Outré peut aussi évoquer la mort (outre-passé). Un gros buveur est aussi « plein comme une outre[3] ». Un excès de festins depuis dix ans, un cabaret près d’un port océanique, Rabelais me semble évoquer une abbaye ce que confirme l’allusion finale à l’abbé des Châtelliers. C’est une critique acerbe des excès de certains moines, poids et charge inutiles de la terre, qui sacrifient tout à leur grand dieu gaster.

  1. Le chapitre d’Outre dans l’œuvre de Rabelais

Panurge faillit d’être tué dans le titre mais rien n’évoque le danger de mort de Panurge au cours du chapitre. On peut penser à un texte abandonné par l’auteur sur le thème de la grosse bouffe monacale. Dans ses brouillons, Rabelais se remémore des souvenirs connus de lui seul (hôte de Rouillac) et cite des noms de personnages contemporains (abbé des Castilliers). Sa mémoire se fonde sur des toponymes. Dans les versions imprimées définitives, le rappel à l’antique est plus fréquent. Les noms de personnages ou de lieux identifiables disparaissent ou sont déformés.

Le chapitre d’Outre se termine par :

« Là me souvint du vénérable Abbé des Castilliers celui qui ne daignoit biscoter ses chambrières nisi in pontificalibus[4] (si ce n’est en habits pontificaux) lequel importuné de ses parens et amis de résigner, sur ses vieux jours son abbaye, dist et protesta, que point ne se despouilleroit devant soy coucher : et que le dernier ped que ferait sa paternité, seroit un ped d’Abbé. »

  1. Notre-Dame des Châtelliers en haut-Poitou.

La plupart des commentateurs de l’œuvre de Rabelais s’accordent pour localiser l’abbé des Castilliers dans le centre des Deux Sèvres. Les restes de cette abbaye des grands Châteliers en Poitou se trouvent dans les communes de Fomperron et Chantecorps dans les Deux-Sèvres.

restes aby chatelliers 79 070

 Ruines de l’abbaye des Grands-Châteliers. Photo JM Guérin.

Les abbés contemporains de Rabelais sont Guillaume X de la Croix connu en 1524, Jean V de la Croix en 1528 et 1541, Charles de Bourbon futur roi de la ligue et Jean Baptiste Tiercelin de Brosse, abbé cité en 1548 et 1561. Rien n’indique que la famille de la Croix ait poussé vers la sortie un vieil abbé des Castilliers, ni que ces abbés aient mené une vie dissolue. Par ailleurs s’il y a des bassines dans les Deux-Sèvres je ne connais aucune île océanique dans ce département. J’ai donc un sérieux doute sur cette localisation. Plusieurs raisons font pourtant penser aux érudits que cette abbaye poitevine est celle qui est citée par Rabelais.

Géraud de Salles[5] (1055-1120), périgourdin, est le fondateur de l’abbaye de Cadouin dont Geoffroy d’Estissac est l’abbé. Géraud décède en 1120 au Vieux Châtelliers à 2 km de l’abbaye, son corps placé dans la nef de Marie des Châtelliers fut l’objet de nombreux pèlerinages au cours du moyen âge. Son tombeau et son reliquaire sont disparus après les guerres de religion.

Marie d’Anjou y décède au retour d’un pèlerinage à Compostelle. Suite au dépôt des entrailles de l’épouse de Charles VII, Louis XI attribue le titre de royale à l’abbaye Notre-Dame des Châtelliers :

« Nous avons entendu que feu notre très chière dame et mère, que dieu absolve, alla de vie à trépas en vostre monastère des Chastelliers onquel ses entrailles sont ensépulturées[6] ».

Jean Marie-3 (2)

Marie d’Anjou reçoit le viatique des mains de l’abbé des Châtelliers, église Notre-Dame de Niort, tableau de Latinville 1700, détail, photo Guillaume Guérin.

Pantagruel print campos[7] dans le texte[8] même du Pantagruel :

« Et partant de Poictiers avecques aucuns de ses compagnons, passèrent par Legugé, visitant le noble Ardillon abbé, par Lusignan, par Sanxay, par Celles, par Colonges, par Fontenay le Comte saluant le docte Tiraqueau, et de là arrivèrent à Maillezays ».

C’est le chemin de l’époque entre Poitiers et Fontenay le Comte en passant par les propriétés de Geoffroy d’Estissac. Le fief de Bois-Pouvreau est le plus important de Sanxay[9]. Louis XI a détruit le château en 1471 à la suite d’un différend avec son seigneur Jean d’Estissac, père de Geoffroy. Jean est à l’époque au service du duc de Guyenne, le frère comploteur de Louis. Bois-Pouvreau détruit est alors donné au seigneur de Beaumont par ailleurs vicomte. C’est peut-être une explication sur l’origine de l’évocation de Panurge amoureux[10] d’une haute dame de Paris qui équivoque « à Beaumont le vicomte » par « à beau con le vit monte ». Suite à la mort par empoisonnement du duc de Guyenne, Jean retrouve son fief de Bois-Pouvreau qui échoie à son décès en 1482[11] à son second fils Geoffroy d’Estissac alors mineur[12].

Lion Jamet, seigneur de Chambrun à 3 km de Sanxay et 6 de Bois-Pouvreau[13], est un proche ami de Rabelais et de Marot. Année 1526 : le pape exige qu’on fasse la chasse aux luthériens. Marot ayant mangé du lard au carême est incarcéré au châtelet. Pour solliciter Jamet de le tirer d’affaire, Marot écrit l’épître 11 adapté de la « fable du lion et du rat » d’Ésope[14] où Jamet le lion sauve l’om-rat Marot. Léon (ou Lion) Jamet utilise tous les arguments juridiques pour que Marot soit extrait de sa prison parisienne. Jamet et Marot vont, quelques années plus tard, fuir en Italie sous la protection de Renée de France à Ferrare. Leur amitié durera après la mort puisque Jamet se chargera de l’inscription funéraire et du tombeau de Marot à la cathédrale Saint-Jean-Baptiste de Turin[15]. Plus largement c’est l’illustration d’une amitié initiée en Poitou avant 1530 entre des poétes adeptes d’idées nouvelles : Rabelais, Jamet, Marot, Bouchet.

 

plan

3. L’œuvre en son temps

Le ped de la mort.

« le dernier ped que ferait sa paternité, seroit un ped d’Abbé. »

Le pet est évoqué à plusieurs reprises par Rabelais : au Quart-Livre « et meurent les hommes en pédent, les femmes en vesnent. Ainsi leur sort l’asme par le cul[16] ». Dans le Pantagruel, l’inventaire de la Bibliothèque Saint Victor[17] cite « Ars honeste pettandi in societate per M. Ortuinum ». Gargantua « barytonnant du cul »[18] a beaucoup servi à assoir la réputation d’un Rabelais buveur et péteur. J’ai lu le Timée de Platon, les affirmations de Socrate sans trouver d’allusion au pet de la mort, pareillement pour le Liber de flatibus ou Traité des vents d’Hippocrate[19]. Bien avant Rabelais, Rutebeuf avait écrit un fabliau intitulé le pet du vilain. Il y explique que les diables refusent l’entrée en enfer des vilains en raison de l’odeur de leur âme.

« Un diable, préservant les droits de l’enfer, est descendu. Parvenu chez le vilain, il lui suspend au cul un sac de cuir, persuadé que l’âme sort par le cul ».

Cette référence date de 1250 environ. Il semble qu’à défaut d’être une légende grecque c’est une affirmation commune au Moyen-âge. Claude Gaignebet dans le chapitre de l’âme anale[20] affirme que l’allusion est liée au carnaval. Il est vrai que tout y est inversé et que si le dernier souffle passe par la bouche, c’est le dernier pet qui signe la mort le jour de carnaval. Gaignebet y fait se croiser le réveil de l’ours qui déshiberne, le souffle au cul de Saint-Blaise, le clystère venteux et les vessies de porcs des fous. Je ne retiens de toute cette mythologie complexe qu’une évidence : les âmes sont portées par les vents. Légèrement essoufflé après avoir disserté sur le son du corps, laissons l’âme en pet.

L’explication donnée[21] par Verdun-Louis Saulnier est celle d’une parodie du pas de la mort, poème attribué à Georges Chastellain[22]. Le passage de vie à trépas ajouté au poème Oultré d’amour, autre œuvre de Chastellain[23], me confirme que la lecture de ce rhétoriqueur bourguignon a pu inspirer grandement Rabelais. Mais quel pouvait être le lien avec ce poète surnommé l’aventurier ? Il est l’un des premiers grands rhétoriqueurs qui a inspiré Jean Bouchet et Marot, les amis intimes de Rabelais dans sa période poitevine. Jean Bouchet dans son Épitre sur la mort de Jean d’Auton nous le cite :

« Des orateurs plus parfaict, ainsi Georges

L’avanturier, dont le feu, souffletz, forges

Sont désirez de tous les orateurs »

Il s’agit probablement d’une réminiscence de cette période où Rabelais était considéré comme un poète.

L’hôte de Rouillac 

Un autre détail qui nous ramène à la période avant 1530 est le souvenir de l’hôte de Rouillac : « l’hoste en son temps avait ésté bon raillard … eternellement disnant comme l’hoste de Rouillac, et ayant jà par dix ans pédé graisse ». Tous les commentaires parlent du Rouillac[24] de Charente. J’ai eu l’occasion d’aller en Périgord, au sud de Bergerac, guidé par Patrick Esclafer de la Rode[25] : l’abbaye de Cadouin, le château et l’église de Cahuzac et enfin Saussignac[26] où nous avons découvert la direction d’un second Rouillac[27]. Il y reste une chapelle qui jouxte un cimetière et un petit château au milieu des vignes et des bois. On peut donc imaginer l’hôte de Rouillac comme un ecclésiastique local fort gourmand. Invité dans la famille Estissac à Cahuzac, il ne devait pas se faire prier pour s’installer à déjeuner.

chapelleRouillac (1) Chapelle et cimetière de Rouillac

Une seconde remarque concerne la mention des 10 ans avant les crevailles. L’hôte de Rouillac peut concerner la période 1526 où Geoffroy d’Estissac doit aller sur ses terres en Périgord pour récupérer une partie de la rançon du roi. L’écriture « d’Outre » pourrait donc se situer après 1536 lorsque Rabelais ne dépend plus de Geoffroy d’Estissac.

Le nicolaïsme

Reste à disserter de l’expression « butiner ses chambrières ». Ce dernier terme s’applique aux femmes « qui demeurent chez les prestres ou chanoines, pour servir à toutes leurs necessitez »[28]. Que signifie le mot nécessitées pour un abbé ? L’église recommandait que les servantes de prêtres atteignent l’âge canonique de quarante ans pour éviter une descendance. L’usage des habits sacerdotaux (in pontificalibus) est une circonstance aggravante pour ce péché de chair surtout si le pêcheur n’en conçoit aucun repentir. Rabelais était père de François et Junie avant 1530 puis d’un petit Théodule en 1536. Il a été absout par le pape Paul III et ses enfants légitimés en 1540. Si les enfants de prêtres n’avaient pas existé nous n’aurions pas pu connaitre les œuvres d’Érasme de Rotterdam. C’est dire si butiner des servantes était fréquent au XVIe siècle. C’est le nicolaïsme ou concubinage notoire que l’église tentait vainement de combattre.

La simonie

 « lequel importuné de ses parens et amis de résigner, sur ses vieux jours son abbaye, dist et protesta, que point ne se despouilleroit devant soy coucher »

La dernière critique concerne la simonie[29] tant dénigrée par les protestants. C’est un travers très commun : l’oncle forme un neveu qui après ordination lui succédera. Afin d’éviter qu’une élection au sein du couvent ne désigne un autre candidat, l’oncle fait une résignation ad favorem en faveur de son neveu. Cette succession organisée du vivant du cédant se faisait après un enregistrement officiel et payant à Rome. Le cédant du titre se réservait souvent des revenus sous forme de rente. Le roi était tenu de respecter cette procédure et la prébende était conservée par la famille. Les neveux de Geoffroy n’ont reçu que les charges d’abbé de Celles et de doyen de Saint-Hilaire de Poitiers. Les abbayes de Cadouin et de Maillezais ont été données à d’autres.

Il nous reste toujours à déterminer quel est l’abbé des Castilliers qui butinait ses chambrières.

Dans le Tout Rabelais[30] établi sous la direction de Romain Menini, ce dernier ajoute Notre-Dame-de-Ré avec hésitation et point d’interrogation :

« Abbaye cistercienne des Châtelliers ou bien de Notre Dame de Ré, dite des Châtelliers, à La Flotte en Ré ? »

4) Notre Dame des Châtelliers dans l’île de Ré (Beata Maria in insula Rhéa)

Historique de l’abbaye de Ré

La création vers 1170 de l’abbaye des Châtelliers ou Notre-Dame-de-Ré par Ebles de Mauléon fut opérée sous le patronage religieux d’Isaac de l’étoile le théologien et de Jean de Trizay[31]. C’est une fille de Pontigny qui suit la règle cistercienne. Isaac de l’étoile né anglais, soutien de Thomas Becket lors de sa présence à Sens et Pontigny, décrit fort bien et apprécie[32] « cette solitude retirée, aride et âpre » et « de cette solitude des solitudes, perdue dans la mer, au large, n’ayant presque rien de commun avec le monde » « cet îlot à l’extrémité des terres dans ce désert si vide et si lointain ». Le lieu d’implantation est le chef de La Flotte l’endroit le plus haut d’un village qui ne deviendra une paroisse qu’au XVIIe siècle. Tout à côté un grand bois[33] et un port : l’endroit se nomme le Breuil Châteliers soit le bois du petit château[34]. Brulée à de nombreuses reprises après des raids anglais, l’abbaye des petits Châtelliers en l’île de Ré est reconstruite à chaque fois. Mais après son saccage en 1575 lors des guerres de religion on utilisera ses pierres pour construire le fort de La Prée. L’abbatiale devient la chapelle Saint Sauveur et la propriété des Oratoriens de Paris. Sa façade peinte en noir a servi d’amer aux bateaux jusque dans les années 1960. Il reste encore des ruines importantes à La Flotte en Ré.

 

aby ré

  Ruines de l’abbaye de Ré

 Les abbés de Billy

Au beau XVIe siècle, l’influence de la famille de Thouars est très importante. Le frère puiné de Louis II de la Trémoille, Jean, archevêque d’Auch[35], devient abbé de Saint Michel-en-l’herm après avoir cédé l’abbaye de Talmond dont les revenus étaient bien inférieurs. Abbé, évêque, cardinal, son revenu annuel est de 50 000 livres. Un familier des Thouars lui succède en 1507 à la tête de l’abbaye de Saint-Michel : Renaud de Moussy, qui décède en 1524. Son successeur est Jean de Billy de Prunay[36] le « vieux » né en 1472, abbé de Saint Léonard de Ferrières[37], de Saint-Michel en l’Herm et plus tardivement de Notre-Dame-des-Châtelliers située à La Flotte[38]en Ré. Deux Jean de Billy[39], deux abbayes Notre-Dame-des-Châteliers et l’oubli du vieux Billy dans la Gallia Christiana ont compliqué l’identification de ce vénérable abbé. Suite aux remarques[40] de Vigneul-Marville situant Jean de Billy (le jeune) dans l’abbaye des Châtelliers des Deux-Sèvres, Le Duchat[41] en 1741 comme Esmangart[42] et Eloi Johanneau en 1823 en oublient l’abbaye de Ré alors détruite.

Concernant ce vieil abbé des Castilliers, on a écrit[43] sur lui bien pire que n’en a dit Rabelais :

« Jean de Billy fut émancipé par son père le 7 février 1487[44] et il acheta une rente le 8 février 1489. Il fut abbé de Saint Léonard de Ferrieres au diocèse de Poitiers et de Saint-Michel-en-l’Herm. C’est à lui au rapport de Le Laboureur qu’on attribue le proverbe du « rost de Billy », pour signifier des coups de bâton parce qu’étant grand chasseur, il ne les épargnait pas à ses chiens. Il était l’arrière petit neveu de Charles de Billy abbé de Ferrieres. Le 14 mars 1503, il prit l’habit de religieux dans ce monastère et y fit profession en même temps par une forme encore inusitée : que quelques années après il se jeta dans la débauche pourquoi il fut mis en prison et qu’après quelques jours il demanda pardon en chapitre. Cela revient assez à la conduite que cet abbé de Ferrieres a tenu par la suite ».

Successeur de son arrière grand-oncle à Ferrières il se fait remarquer en 1523 en refusant de prêter le serment de fidélité à Louis de Crevant, abbé de Tiron. La Gallia Christiana lui octroie l’abbaye des Châtelliers en Ré de 1535 à 1547. Ceci est rectifié par Alfred Richard en 1542-43. Le vieux de Billy cède l’abbaye de Ré à son neveu Jean le jeune (âgé de treize ans) le 6 juillet 1543. Ce dernier la conservera jusqu’en 1559.

« Le 6 juillet 1543 ( la veille des nones de juillet) Bulle du pape Paul III donnant en commende à Jean de Billy le jeune clerc du diocèse de Laon, l’abbaye de Notre-Dame-des-Châtelliers en l’île de Ré, que Jean de Billy le vieux, abbé de Saint-Léonard de Ferrières avait récemment obtenu en commende et  qu’il a résigné en faveur dudit Jean le jeune, son neveu, alors âgé de treize ans, ladite abbaye des Châteliers étant chargée d’une pension annuelle de 300 livres en faveur de Jean de Baissey, clerc de Chalon-sur-Saône. Donné à Bologne. (Parchemin scellé de la bulle de plomb sur fil de chanvre.)[45] »

Pour l’œuvre de Rabelais ces détails permettent de dater le chapitre d’Outre de 1542, seule année où il peut parler de l’abbé des Castilliers. La qualification de vénérable est significative car Jean de Billy le vieux a 70 ans. Il cède Saint-Michel-en-l’Herm à regret en 1552 à son neveu Jean le jeune, mais il continu de garder l’usufruit d’Ars, de Loix et du prieuré de Port neuf à la Rochelle. Ars, Loix et les marais salants constituent le principal revenu de l’abbaye de Saint-Michel à cette époque, c’est donc une cession très partielle et il continue de bénéficier des biens matériels de sa mense à 80 ans. Nous savons par quatre bulles datées de février 1552 (=1553) que l’abbaye de Saint-Michel-en-l’Herm est alors vacante. Jean de Billy le jeune va résilier ses abbayes en 1566 au profit de son frère Jacques[46], prieur de Tauxigny[47] en Touraine et abbé de Ferrières. Je suis allé consulter aux archives municipales de Sens les lettres de Jacques à son frère Jean le jeune. Jacques écrit de Saint-Michel ou de l’île de Ré et se plaint de ne pouvoir réformer ses moines qui refusent d’arrêter de boire du vin au repas du soir.

 

jacques de billy tombe - Copie       jacques de billy portrait thevet - Copie

Pierre tombale de Jacques de Billy, col. Gaignières._____Jacques de Billy dans Portraits et vies des hommes illustres - Thévet, André.

Son biographe, Chatard, affirme : « il aimait les textes classiques à l’exception des auteurs grivois et obscènes ». On peut le comprendre après la réputation faite par Rabelais à son oncle Jean le vieux par la publication des brouillons du CL en 1564. Ses abbayes détruites en 1569, il se réfugie à Paris et meurt de tuberculose à 46 ans. Les hommages posthumes de Scévole de Sainte-Marthe, d’André Thevet, de Nicolas Rapin, et du protestant La Popelinière me font croire que sa vie fut exemplaire, contrairement à son oncle.

La chorographie[48]

En détaillant le texte du chapitre d’Outre, on peut remarquer les mentions « nous rafraischismes un peu et puisasmes eau fresche, prismes aussi du bois pour nos munitions… Près le havre était un cabaret beau et magnifique ». La phrase correspond à une chorographie réelle : l’abbaye-cabaret, un bois et une source d’eau fraiche.  Autant d’éléments présents à proximité de l’abbaye des Châtelliers-en-Ré. En 1624 un enquêteur des prêtres de l’Oratoire[49] est envoyé sur place et constate avoir « vu les vestiges de l’abbaye et un ample et somptueux logis abbatial ». Le havre ou port Chauvet qui s’ouvre sur le pertuis de Bretagne est utilisé exclusivement par les moines qui assurent la liaison avec l’abbaye de Saint-Michel ou le port du Plomb et La Rochelle.

Résumé : Les critiques de Rabelais visent donc Jean le vieux qu’il qualifie d’abbé des Castilliers mais qu’il aurait pu appeler abbé de Saint-Michel-en-l’Herm ou de Ferrières. Il engendre une confusion entre les deux abbayes homonymes et il évite de critiquer un monastère bénédictin. Ce texte particulièrement violent et personnalisé a été abandonné par l’auteur. C’est un avant-texte basé sur les souvenirs personnels[50] de Rabelais. L’abbé obèse lui inspirera ultérieurement les épisodes des gastrolâtres du QL. Mais il y a d’autres évocations de cet abbé.

Le pot aux roses

Rabelais utilise à deux reprises l’expression découvrir le pot aux roses. Dans la plaidoirie d’Humevesne[51] il reprend le sens classique : « toutesfoys messieurs la finesse, la tricherie, les petits hanicrochemens, sont cachés soubz le pot aux roses ». L’expression est connue depuis le XIIe mais semble venir de l’interdiction de révéler ce qui se dit au cours d’un banquet à l’époque romaine[52]. Puis à la fin du chapitre des oiseux migrateurs[53] de l’ile sonnante, les clercs se défroquent et au hasard, « renconstrasmes un pot aux roses descouvert », phrase incomprise à ce jour. Nous avons évoqué le proverbe de l’époque : le ros de Billy[54]. Une éventuelle contrepèterie de Rabelais pourrait être « un ros des couverts aux poses » pour rappeler que Billy le vieux surnommé Châtelliers ou Editus par Rabelais, rossait ses chiens lorsque ceux-ci s’arrêtaient de chasser, à couvert, dans les bois.

Abihen Camar maitre Aeditue de l’île sonnante

Dans le chapitre II du CL : « l’hermite nous bailla une lettre adressante à un qu’il nommait Albian Camat[55], maitre Aeditue de l’île sonnante, mais Panurge le saluant l’appela maitre Antitus ».

Dans l’unicum de l’Ile Sonnante, après avoir quitté l’hermite de la Dive[56] une lettre est remise à « maistre éditus de l’isle sonante, mais Panurge le saluant l’appelle maistre Anthitus ». Aucune mention n’est faite d’Albian Camat.

Dans le Manuscrit du CL[57] « l’Hermite nous bailla unes lettres adressant  à ung qu’il nommoit Abihen Camar, Me Editue de l’Isle sonnante ; mais Panurge le saluant , l’appela Me Antitus. »

 

robida (5)

Les commentateurs indiquent que le Cinquième Livre et L’ile sonnante éliminent les mots mal compris mais que l’auteur du manuscrit préfère ne rien écrire dans ce cas, je choisi donc la version du manuscrit soit Abihen Camar. La sonorité surprend et ressemble à de l’hébreu. Ha-kohén, le prêtre et kômer ou kâmâr de la Bible pour prêtre des idoles, cette explication érudite de Romain Menini mérite d’être citée. La critique y voit plus simplement un prêtre païen en hébreu. Maitre Editus ou Aeditue déforme le latin aedituus ou aeditimus signifiant le gardien du temple ou sacristain. La fonction de sacristain est précise chez les bénédictins. Il existe aussi une fonction de gardien pour les cordeliers qui équivaut à l’abbé chez les bénédictins. Le mot de gardien du temple convient parfaitement à un abbé qui fait visiter son abbaye. L’anagramme d’Abihen Camar peut aussi donner « Caïn a b(bé) a herm » c’est-à-dire Jean de Billy le vieux. Une visite est organisée en 1534 à l’abbaye de Saint Michel en l’Herm. La transcription est la suivante pour la partie qui nous concerne :

 « Révérent père frère Jehan de Billy abbé, frère Pierre de la Tousche prieur, et Jacques Bejarry vicaire. Prieur frère (fr. pour frater) Pierre de la Tousche, Sacriste frère Jean Bejarry. »

Vous pouvez remarquer que le sacriste (ou sacristain ou secretain ou sacer) n’est pas nommé par un mot latin du type Aedituus. Le gardien du temple est l’abbé de ce monastère d’oiseaux rares, allégorie de l’église, que Pantagruel visite dans la suite du chapitre. Voyons donc les autres origines possibles du mot éditus latin. En lisant tout simplement mon vieux Gaffiot j’y ai trouvé plusieurs sens dont celui d’excrément[58]. Ce sens ne pouvait être inconnu de Rabelais. Il est donné par un juriste latin nommé Ulpianus, référence pour les Pandectes et donc présent dans le Donat, grammaire latine souvent citée[59].

« Maitre Antitus » est un personnage burlesque, modèle de l’homme sot et têtu, cité dans diverses farces[60] du XVe, mais Antitus peut aussi signifier « l’ancien » ce qui nous ramène à Billy-le-vieux. La confusion faite par Panurge entre Éditus et Antitus est une double insulte.

L’abbé souillé, Chastelier conchié

Un dernier élément important me fait penser qu’il s’agit bien de Jean de Billy abbé des Castilliers. La transcription du manuscrit par Montaiglon[61] donne « advollé grand nombre de Cagotz, lesquels avoient honny et conchié toute l’Isle, tant hideux et monstreux que de tous estoient refuiz ». La récente parution du Tout Rabelais[62],a permis de découvrir que le mot Isle a été introduit faute de comprendre le terme Castilliers, nouvelle évocation de Jean de Billy le vieux. Le texte corrigé est donc : conchie tout chastelier tant. Conchier signifiant souiller d’excréments, il y a une logique à traiter cet abbé d’Editus soit d’excrément.

Jean de Billy le vieux a donc été particulièrement gâté par Rabelais : cet abbé de             Saint-Michel-en-l’Herm et des Castilliers en Ré ne respecte pas la hiérarchie, ne cède pas sa charge à son neveu, butine ses chambrières, chasse (divertissement interdit pour les ecclésiastiques) et maltraite ses chiens. Il est décrit comme vieux, chauve et alcoolique (nez enluminé, face cramoisie), c’est une fiente !

Conclusion :

Une fois de plus le souvenir des navigations rabelaisiennes se passe à proximité de l’ile de la Dive, dans le Pertuis-Breton entre La-Rochelle l’île de Ré et les Sables-d’Olonne. Toute l’analyse confirme l’assemblage d’éditeur d’un texte original de lecture difficile, probablement écrit vers 1542. Les allusions précises persistent, les attaques nominatives sont le reflet des colères de Rabelais. Certaines nobles familles avaient parfois en leur sein des moutons noirs peu exemplaires. Il y a une nécessité absolue à connaitre la vie contemporaine de Rabelais avant 1530 pour interpréter le premier jet de l’écrivain. Nourris de ces détails, on peut comprendre l’évolution ultérieure de la religion vers une réforme radicale. Le beau seizième siècle va se transformer en tragique guerre civile, particulièrement à proximité de La Rochelle. Les destructions opérées ont souvent empêché l’interprétation réaliste de ces brouillons de Rabelais.

Jean-Marie Guérin, rabeloteur et chercheur indépendant

 



[1] OC, CL, chap. XVI, p. 761. L’édition de référence est celle de Mireille Huchon avec la collaboration de F Moreau, Pléiade, Paris, Gallimard, 1994, citée OC. Les livres de Rabelais sont abrégés par Garg, Pant, TL, QL, CL, Ve ms, IS, PP.

[2] Les Apedeftes constituent le chapitre XVI de l’Ile sonante qui exclue celui d’Outre.

[3] Translation dans Rabelais OC de Guy Demerson au Seuil p.1225 et Tout Rabelais de Menini p.1332.

[4] OC, CL, chap. XVI, p.762 et renvoi 7 page 1638.

[5] Duval Louis, Cartulaire de l’abbaye des Châtelliers, Clouzot, Niort, 1872, 328p

[6] Idem p.206

[7] Prend la clef des champs.

[8] OC, Pant, chap. V, p.230

[9] Commune actuellement connue pour ses restes gallo-romains.

[10] OC, Pant, chap. XXI, p.293.

[11] Richard Alfred, Inventaire analytique des archives du château de la Barre, vol.2, 1868, p.17. Cette information permet d’affirmer que Rabelais et Geoffroy d’Estissac avaient vingt ans de différence environ. La Barre est un fief suzerain et proche de Bois-Pouvreau.

[12] La châtellenie de Bois-Pouvreau est vassale de l’abbaye de Saint Maixent et en 1532 Geoffroy d’Estissac est tenu au devoir d’une maille d’or envers l’abbé. Ce fief est à 1800m à l’ouest de Ménigoute[12] et à 15km au nord-est de Saint Maixent.

[13] Richard Alfred : en 1492 on mentionne un Mathurin Jamet sergent du Bois-Pouvreau et Sanxay. En 1502 on retrouve un Maixent Jamet qui pourrait être le père de Lion.

[14] Reprise plus tard par Jean de la Fontaine.

[15] Où se trouve conservé le saint suaire réparé « de Chambéry » cité par Rabelais « mais il brûla trois mois après, si bien qu’on n’en put sauver un seul brin » OC, Garg., chap. XXVII, p. 80.

[16] OC, QL, Chap. XLIII, p.639.

[17] OC, Pant., chap. VII, p. 236.

[18] OC, Garg., chap. VII.

[19] OC, QL, chap. XLIII, p. 639 et traduction grecque et latine des Vents par Janus Cornarius, Bâle, Froben, 1529.

[20] Gaignebet Claude, A plus haut sens, Maisonneuve et Larose, Paris, 1985.

[21] OC, CL, p. 1638, renvoi 6 : Saulnier, Rabelais dans son enquête T.2, p. 198, éd. Sedes, Paris, 1982.

[22] Kervyn de Lettenhove baron, Œuvres de Georges Chastellain, éd. Heussner, Bruxelles, 1864.

[23] Né à Gand en 1405, mort en 1475.

[24] Département de Charente, 22 km au nord-est de Cognac, 1908 hab.

[25] Esclafer de la Rode Patrick (1944-2015) historien et généalogiste. Il refusait d’associer la famille de Madaillan et celle de d’Estissac.

[26] Où des moines ont été écouillés selon Rabelais.

[27] La commune de Gageac-et-Rouillac compte 487 habitants.

[28] François Béroalde de Verville (1556-1626) mort chanoine de Saint Gatien de Tours, Le moyen de parvenir, chap. X, Paris, 1617, cité dans les œuvres de Rabelais de Esmangart et Eloi Johanneau, tome VII, 1823, p. 456. À l’heure de « me too » on se rend compte du progrès accompli.

[29] Trafic des fonctions ecclésiastiques

[30] Menini Romain, Capellen Raphaël, La Charité Claude, Le Cadet Nicolas, Marrache-Gouraud Myriam, Tout Rabelais, Mollat, Bordeaux, 2022, coll. Bouquins, Paris, sept. 2022.

[31] Abbaye de Vendée.

[32] Les cisterciens et les îles p.349.

[33] Bourru cité par J Boucard p.104 Histoire de l’île de Ré : Il y a un beau bois de chênes verts depuis Rivedoux jusqu’à l’abbaye des Châtelliers, lequel bois abritait des vents d’ouest les bateaux qui radaient. Ce bois fut coupé par le commandement de la reine de Navarre…quelques années avant la sanglante journée de la Saint Barthélémy. Le cadastre nomme cet endroit le grand bois et la palisse. En face les cartes de 1634 mentionnent la « rade de la Palisse ». C’est actuellement « la Palice », port en haute mer de la Rochelle au sud du pont de l’île de Ré.

[34] Even Pascal dir, Boucard Jacques, Augeron Mickael, Histoire de l’île de ré, le croît vif, GER, 2016.

[35] Marchegay Paul, Lettres missives originales du chartrier de Thouars, Les Roches-Baritaud, 1873

[36] Jean Le Laboureur, Généalogie de Billy, dans les additions aux Mémoires de Castelnau, tome II, édit. De 1731, p. 639.

[37] Entre Thouars et Doué la fontaine. Il y a de très nombreux Ferrieres en France. Actuellement à l’extrême nord des Deux Sèvres dans la commune de Loretz-d ’Argenton ex Bouillé-Loretz. À ne pas confondre avec l’abbaye de Ferrières en gâtinais.

[38] Vicomte Oscar de Poli, Inventaire des titres de la maison de Billy, Conseil héraldique de France, Paris, 1894.

[39] Richard Alfred, Note sur quatre abbés poitevins du nom de Billy, rectification de la Gallia Christiana, Bulletin de la société des antiquaires de l’ouest, 3e trim. 1886, Poitiers.

[40] Vigneul-Marville, Mélanges d’histoire et de littérature, vol. 3, Paris, 1713, p. 300.

[41] Œuvres de maitre François Rabelais, T. 2, avec des remarques historiques et critiques de Mr. Le Duchat, Amsterdam, chez JF Bernard, 1741, p. 228.

[42] Esmangart et Eloi Johanneau, Œuvres de Rabelais, chez Dalibon, Paris, 1823.

[43] Anselme de Sainte Marie, Honoré Caille du Fourny, Pol Louis Potier de Courcy, Histoire généalogique et chronologique de la maison royale de France, des pairs, grands officiers de la couronne et de la maison du Roy, compagnie des libraires, Paris, 1733, vol. 2.

[44] Il a 15 ans.

[45] Bulletins et mémoires de la société des antiquaires de l’Ouest, 1903, ser2, T27, p. 134.

[46] Backus Irena, La patristique et les guerres de religion en France, étude de l’activité littéraire de Jacques de Billy (1535-1581), OSB d’après le Ms. Sens 167, Paris, 1993, institut d’études augustiniennes. Jacques de Billy est surtout connu comme traducteur de Grégoire de Naziance.

[47] Où il va résider un temps après la destruction de Saint-Michel-en-l’Herm en 1569.

[48] Géographie régionale. Ce mot est utilisé par Rabelais au chapitre I du CL : mais la chorographie n’y consentait.

[49] Désigné comme gestionnaire après les destructions des guerres de religions.

[50] Jean du Bellay est abbé de Pontigny de 1545 à 1560, abbaye mère des Châtelliers en Ré, son secrétaire Rabelais, sait tout de ce vieux Billy.

[51] OC, Pant., chap. XII, p. 257.

[52] La locution latine sub rosa est le résumé de la phrase sint vera vel ficta, taceantur sub rosa dicta soit : vérités ou mensonges, les choses dites sous la rose restent secrètes. On peignait des roses aux plafonds des salles de banquets romains et sur les confessionnaux.

[53] OC, CL, chap. IV, p. 736.

[54] Michel de Castelnau, Les mémoires de messire Michel de Castelnau seigneur de Mauvissiere, illustrez et augmentez de plusieurs commentaires et manuscrits par Jean le Laboureur, Bruxelles, 1731, tome 2, p. 640.

[55] OC, CL, chap. II, p. 731.

[56] OC, IS, p. 845.

[57] OC, Ms, p. 877.

[58] Ulpien, liber 32,1, 55 ; Digeste, de Donat, int. vir. et ux

[59] OC, Garg., Chap. XIV, p.43.

[60] Mention d’Antitus dans le nouveau recueil de farces françaises des XVe et XVIe. Farce nouvelle de deux jeunes femmes qui coiffèrent leurs maris par le conseil de maitre Antitus.

[61] OC, Ms du Ve livre, chap. II, p. 878.

[62] Menini Romain, Capellen Raphaël, La Charité Claude, Le Cadet Nicolas, Marrache-Gouraud Myriam, Tout Rabelais, Mollat, Bordeaux, 2022, coll. Bouquins, Paris, sept. 2022, p.1880 renvoi18.

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Rabelais et l'île de la Dive
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