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Rabelais et l'île de la Dive
1 juin 2021

Janequin et Rabelais avant 1530

Janequin et Rabelais [1]avant 1530 

Plusieurs chroniques soulignent les rapports entre la musique de Clément Janequin et l’œuvre de François Rabelais. On y découvre une proximité étonnante. Les deux hommes auraient-ils pu se rencontrer avant le départ de Rabelais pour Montpellier ?

Œuvres comparées

On trouve dans l’œuvre de Rabelais une évocation du nom de Janequin au même titre que de nombreux autres musiciens[2].

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« Je ouy adrian villart, Gombert, Janequin, Arcadelt, Claudin, Certon, …et autres joyeux musiciens en un jardin secret… »

Jean Eudes Girod[3] évoque le même sujet dans les actes du colloque Inextinguible Rabelais de 2014. « Cette unique mention ne signifie pas que Rabelais n’a pas connu ni aimé Janequin ». La citation du Chiabrena des pucelles[4] et du poème Ung mary se voulant coucher[5] ne permet pas de savoir comment Rabelais a obtenu ces textes. La juxtaposition du poème de Janequin et du chapitre de Rabelais permet de souligner leurs gouts partagés pour les onomatopées, les jeux de mots et les allusions grivoises ou poétiques.

Gérard Blanchard[6] entend Janequin dans les paroles gelées[7]qui sont comparées aux voix de La Bataille de Marignan.

« Les quelles ensemblement fondues ouysmes, hin, hin, ticque, torche, lorgne, brededin, brededac, frr, frrr, frrr, bou, bou, tracc, trr, trr, trrr, trrrrrr. On, on, ouououououon : goth, magoth, et ne sçay qulz aultres motz barbares. »

Cet auteur estime que « la typographie participe à la visualisation du langage, car les onomatopées dans la ligne du texte de Rabelais visent le plus souvent des incidents typographiques. Qu’importe que nous comprenions le jargon de Panurge, la musique des mots l’emporte. »

Dans le dernier bulletin[8] des Amis de Rabelais et de la Devinière, Philippe Simon[9] indique que dans les paroles gelées, les onomatopées reproduisent le choc des armes et les cris des guerriers et des victimes. Il souligne que cet usage onomatopéique chez les compositeurs du début du XVIe siècle, est fréquent. Ces bruits de castagne sont à remarquer aussi dans les chapitres qui décrivent les exploits des Chicquanous. Il signale que les concrétions lexicales (désincornifestibulé) sont comparables aux blessures infligées puis réparées par le chirurgien.  

Nicolas Le Cadet[10] reconnait Janequin dans la description de l’enfer par Epistemon[11]car de « nombreux métiers imaginés par Rabelais sont communs avec la chanson de Clément Janequin : Voulez ouyr les cris de Paris. » Cette chanson aurait été composée vers 1528 et publiée vers 1530.

L’ensemble vocal « Clément Janequin » diffuse sa musique depuis 1978. Je ne résiste pas à citer l’article « sortir à Bordeaux » de Christophe Loubes de janvier 2022 : « Ce sont des chansons très hautes en couleur et très riches du point de vue musical. Elles correspondent à une époque où les gens étaient libres de parler de tout comme ils l’ont rarement été dans l’histoire. C’est l’époque du naturalisme : on représente l’homme tel qu’il est, comme il mange, comme il fait l’amour… Les mêmes musiciens peuvent composer des œuvres religieuses et des chansons érotiques. Tout ça s’arrêtera avec la Contre-Réforme, quand on codifiera ce qui doit être dit ou pas. Le XVIe est un grand siècle musical mais aussi poétique, avec des auteurs comme Marot ou Ronsard. Notre travail, c’est de faire entendre leurs textes alors que leur compréhension peut être brouillée par la complexité avec laquelle les voix se répondent et s’entremêlent. On peut faire ressortir plus particulièrement une voix. On articule beaucoup plus. On théâtralise les morceaux. On utilise plus de nuances. Jusqu’à jouer sur les onomatopées, à être à la limite du cri. C’est ce qui nous a fait connaître à la fin des années 70. On trouvait que notre répertoire sonnait bien comme ça. Plus tard, on est tombés sur une lettre de Josquin des Prés qui prouvait que c’était bien la façon dont on chantait ses compositions à l’époque, même si c’était pour s’en plaindre ! »

Rabelais au service de Geoffroy d’Estissac, passe à Bordeaux et Janequin vit dans la région bordelaise. Ce chapitre de Pantagruel est publié en novembre 1532. L’œuvre de Janequin est décrite comme « chanson grivoise, souvent très rabelaisienne et qui se signale par sa vivacité ». Janequin invente des mots et des sonorités comme Rabelais. Les points de rencontres dans ces deux œuvres sont tellement importants que j’imagine que ces deux esprits libres se sont croisés à Maillezais, Luçon, Saintes ou Bordeaux.

Janequin serait né en 1485 à Châtellerault, Rabelais en 1485, 1490 ou plus tard dans le chinonais. Rabelais meurt en 1553 et Janequin en 1558, tous les deux à Paris. On ne connaissait pas la vie de Janequin en dehors de sa vie à la cour de France jusqu’à ce qu’un article[12] de 2016 de Nancy Hachem attire mon attention. En 1507 un conflit oppose l’évêque de Luçon en Bas-Poitou et actuellement en Vendée, au responsable de la psallette, un certain Clément Janequin. Les traces sont restées au sein de la collection Jean Le Nain, dans le fonds du Parlement de Paris conservé aux Archives nationales.

 

Janequin à Luçon

L’évêché le plus proche de Maillezais, en direction de l’océan, du pays du sel et probablement de la châtellenie de Salmigondin, est celui de Luçon. Rabelais l’évoque[13] dans Pantagruel quand Carpalim fait exploser les munitions des ennemis au petit matin :

« auquel son s’esveillerent les ennemys…aussi estourdys que le premier son de matines, qu’on appelle en Lussonnoys , frotte couille. »

Contrairement à l’évêché de Maillezais, celui de Luçon existe toujours et se superpose approximativement au département de la Vendée. Comme l’abbaye de Saint-Michel-en-l’Herm, le monastère de Luçon a été créé au VIIe siècle par les moines de saint Philbert de Noirmoutier sous le vocable de Notre-Dame. Érigé en évêché en 1317 par Jean XXII, en même temps que Maillezais, c’est une ville modeste de deux mille âmes au XVIe. Un proverbe affirmait alors « Heureux ceux qui vivent en ville, sauf Sées, Maillezais et Luçon ». Hormis le quartier des chanoines proches de la cathédrale, il y a encore à la renaissance un château fort, un port ouvert sur la mer et un quartier commerçant avec ses halles. Je cite le guide des chemins de France[14] :

Lusson ; là se peschent seiches, merluz, saulmons, alozes, marsouyns, et baleines. Dans la ville vient un bras de mer, procédant de la grand mer, qui est à une lieue et demie de là, et fait le chemin de l’isle de Rez.

Après les troubles des guerres de religions qui ont laissé la cathédrale abandonnée pendant trente ans, Richelieu lors de son arrivée en 1607 écrit à Me de Bourges : « je suis extrêmement mal logé car je n’ai aucun lieu où je puisse faire du feu à cause de la fumée. Je vous puis assurer que j’ai le plus vilain évêché de France, le plus crotté et le plus désagréable ».

 

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Blason du chapitre de Luçon : 3 brochets

 

Les moines y sont sécularisés depuis 1469, il y a donc trente chanoines prébendés qui disposent de rémunérations très importantes issues des revenus de fermes du marais desséché. Le revenu du chapitre est supérieur à celui de Poitiers[15]. Dès 1510, l’évêque a installé un imprimeur libraire nommé Jehan Clemenceau. En 1515 la bibliothèque diocésaine comprend 80 volumes dont un livre de Luther.

La psallette de la cathédrale est un reflet de la richesse du chapitre. L’entretien de cette école de musique[16] est un luxe couteux. Une bulle du pape Sixte IV du 27 février 1473 impose qu’une prébende serve « à la nourriture et à l’entretien des élèves de la Psallette de Luçon ». « Le maitre de la psallette devait enseigner la musique, le plain-chant, la grammaire et le latin ». Le chapitre surveille la qualité de l’enseignement et la santé des huit enfants de chœur qui s’engagent en général pour une dizaine d’années.

La famille d’Estissac et les évêques de Luçon

En 1458 une transaction entre le seigneur de la Trémoille et l’évêque qui partagent la seigneurie de Luçon a comme témoin « noble et puissant seigneur Amory d’Estissac[17] ». Il s’agit du grand-oncle de Geoffroy. Amaury est placé par Louis XI chez son jeune frère Charles de France duc de Guyenne et grand comploteur. En 1469 est organisée une réconciliation sur la Sèvre niortaise, à la frontière de la Guyenne. Amaury accueille le lendemain ces deux illustres personnages dans son château de Coulonges les royaux. Mais selon Jean Bouchet[18], trois ans plus tard, Charles de France meurt avec la dame de Montsoreau après avoir gouté à une pêche empoisonnée. Un procès est intenté contre le roi Louis XI, mais les pièces de la procédure sont opportunément distraites par Pierre de Sacierges, greffier et secrétaire de l’évêque d’Angers.

 

la vertu triomphe de tout

pierre sacierges

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La vertu triomphe de tout : Sacierges

Pierre deviendra le 17e évêque de Luçon en 1494, il fut aussi sous trois rois : maitre de requêtes, sous doyen de Saint Hilaire le Grand, chanoine de la cathédrale et abbé de Notre Dame la Grande à Poitiers, prieur de Château Larcher[19] et abbé de la Grainetière[20]. Face à la pression du roi Charles VIII, Mathurin de Dercé, élu par le chapitre de Luçon, ne pourra que négocier son départ. Les querelles entre le chapitre et son évêque vont donc durer tout au long de cet épiscopat. Cet ecclésiastique ne va d’ailleurs pas résider à Luçon mais plus souvent dans sa résidence de Moutiers sur le Lay et en Italie comme chancelier de Milan. Il meurt à Padoue en 1514.

Une autre occasion de rencontrer la maison d’Estissac date de 1522 quand Geoffroy est chargé par le roi François de régler les amortissements des abbés et des évêques du Poitou[21]. Geoffroy est l’homme de confiance du roi dans cette affaire où il doit dresser l’inventaire des biens et des revenus des gens d’église afin de percevoir une taxe nommée amortissement royal. Les fonctionnaires royaux confirmaient ainsi la possession de ces biens par une sorte de droit de mutation. Geoffroy d’Estissac connaissait donc tous les religieux du grand Poitou.

Lancelot du Fau

À Luçon, le 18e évêque est élu par le chapitre en 1514, il s’agit de l’un des chanoines : Ladislas ou Lancelot du Fau, descendant d’une noble famille de Touraine[22]. Il avait exercé diverses missions diplomatiques en Italie sous Louis XII et il était avant son élection à l’évêché, abbé de Pleine Selve (en rive droite de la Gironde), chanoine à Luçon et à Saintes, protonotaire apostolique, vicaire général de l’archevêché de Bordeaux, président des enquêtes du parlement bordelais, chanoine à Saint André et Saint Seurin de Bordeaux.

En août 1505 un jeune clerc de vingt ans lui sert de témoin dans sa fonction d’abbé de Pleine Selve. De même le 5 septembre 1505 à Saintes et à nouveau en 1512 à Bordeaux.  Il s’agit de Clément Janequin qui deviendra le maître reconnu de la musique polyphonique du XVIe siècle. Clément suit partout Ladislas du Fau son protecteur qui disparait en 1523. Janequin est dit clericus soit étudiant en prêtrise en 1505, maître en 1512 et prêtre en 1528, année d’édition de ses premières œuvres par Attaingnant.

 

attaignat 1537

Saintes et Bordeaux, sans oublier le Poitou, c’est aussi le théâtre principal des pérégrinations de Rabelais de 1520 à 1530.

Ce coquin de Janequin

Clément Janequin, en 1507, est maître des enfants de chœur de la cathédrale de Luçon.

Accusé de fornication[23] avec des femmes par l’évêque de l’époque Pierre de Sacierges et son official, il est condamné au jeûne et on le menace d’excommunication. C’est un provocateur notoire qui récidive rapidement :

« Jannequin, les jours de jeudy, vendredy et samedy saincts de Pasques et le lendemain tient avecques luy des femmes dissolues, couche avec elles, presens et voyans les enfans de cueur. »

 

robida moines couillons 1885

Œuvres de Rabelais illustrations de A Robida 1885

En l’absence de l’évêque, il est excommunié, privé de sa charge, jeté en prison trois semaines puis pardonné par le président du chapitre Mathurin de Derce. L’évêque Pierre de Sacierges est en conflit permanent avec le chapitre opposé à sa nomination. Il estime être le seul à pouvoir sanctionner cet indiscipliné. L’évêque et son official vont le juger à nouveau et Janequin est condamné à une amende et à un an de jeûne au pain et à l’eau tous les vendredis. On le suspend de sa charge mais provisoirement. Janequin fait appel à Bordeaux où son protecteur Ladislas Du Fau est vicaire général, mais son jugement est confirmé. Cependant le pardon finit par être accordé à ce musicien si talentueux.

Je ne vous ai parlé que de ce très célèbre musicien et j’entends les ligues de vertu me susurrer qu’on n’a pas réglé le sort des « femmes dissolues » ou « femmes folles[24] » qui vont à la messe comme l’exprime Rabelais[25]. Les statuts synodaux permettent à l’évêque « d’accorder la permission aux confesseurs des paroisses d’absoudre les personnes du sexe, de péchés réservés (à l’évêque) à condition que les personnes coupables seront de la confrérie de la présentation de Notre-Dame de l’église cathédrale de Luçon ». À l’intérieur de cette dernière, à main gauche, l’autel de la reine des anges est réservé à la confrérie de la présentation Notre-Dame. Tout à côté, la chapelle de la grâce ou « de venia » où les huit enfants de chœur chantent tous les jours, dirigés par leur maître de psallette, ce beau jeune homme de vingt-deux ans qui n’est pas encore prêtre.

Suivons les traces de Janequin avant que Rabelais ne s’inscrive à Montpellier en 1530. Il est légitime de penser qu’ils se soient rencontrés pendant cette période. Certes Rabelais est à Fontenay le comte au couvent des cordeliers de la stricte observance du Puy Saint Martin. Comme franciscain, il assiste aux grandes cérémonies en particulier aux sépultures importantes et aux dédicaces comme aux cérémonies religieuses et processions importantes. Le rôle de la psallette y est essentiel et visible. Rabelais fait partie du monde érudit et Ladislas du Fau est un des humanistes locaux au même titre que Geoffroy d’Estissac.

En 1507, d’Estissac est seigneur de Coulonges les royaux[26], Bois-Pouvreau, prieur de Ligugé mais aussi abbé de Sainte Marie d’Angles[27] au diocèse de Luçon de 1501 jusqu’en 1515. Angles se situe à mi-chemin entre Luçon et Les Sables d’Olonne sur une terre calcaire au bord d’un marais inondé tout l’hiver par les crues du Lay. Nous sommes à l’époque où Du Fau est encore chanoine de la cathédrale luçonnaise.

Si les chemins de Rabelais et de Janequin ne se sont pas croisés pendant le pontificat luçonnais de Du Fau, il parait impossible que d’Estissac et Du Fau ne se connaissent pas. Du protecteur au protégé il n’y a qu’un pas.

Lancelot, Janequin et Rabelais à Saintes

Rabelais évoque dans le Gargantua à la fin du combat du clos, les 115 « reliques de Javarzay » données par Raymond Perrault cardinal de Gurck et évêque de Saintes de 1503 à 1505.

Francesco Soderini, ambassadeur de la république de Florence en France, sur proposition de Louis XII, devient cardinal sous Alexandre VI Borgia. Il devient administrateur du diocèse de Saintes en 1506 et il cède ce bénéfice à son neveu Giuliano en 1515. Ce dernier se réfugie à Saintes ou à Naples pour éviter la colère papale.

 

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Armes de Francesco Soderini

Ces deux florentins ont été des propagandistes zélés des rois de France en Italie. Comme partout, l’évêque de Saintes est contesté par les chanoines locaux. Francesco a l’excellente idée de nommer l’un d’eux grand vicaire : c’est Lancelot du Fau, le futur évêque de Luçon, qui connait bien l’Italie comme la bourgeoisie de Saintes. Giuliano Soderini son neveu et successeur va confier la gestion de ses biens à des Florentins[28]ce qui déclenche des rivalités avec les Saintais. Le palais épiscopal va être attaqué par deux fois en 1527 et 1532. L’évêque de Saintes ne sera ensuite qu’un figurant dans son diocèse. Giuliano meurt en 1544 et son corps est enterré dans la cathédrale Saint Pierre de Saintes. Dans ce bain où les bénéfices ecclésiastiquessont si âprement disputés, Bernard Palissy est qualifié en 1546 de « mal sentant de la foi ». Rabelais cite Saintes à de nombreuses reprises : dans Gargantua au cours du combat du clos où frère Jean étripe les soldats de Picrochole[29], ces pauvres gens crient « à Sainct Eutrope de Xainctes ».  

 

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                                                                        Vitrail St Eutrope Sens photo personnelle

Comme Bordeaux, Saintes perd ses cloches après la révolte des pitaults en 1548. Rabelais s’en souvient dans le prologue[30] du Quart Livre « icy sont les Guascons renians , et demandans restablissement de leurs cloches ». Les crottes des moutons de Dindenault le saintongeais guérissent « le mal Sainct Eutrope de Xaintes[31] » et lorsque la compagnie évite l’ile de Ganabin « terre peuplée de voleurs et de larrons » Panurge entend[32] « le tocqueceinct horrificque, tel que jadis souloient les Guascons en Bourdeloys faire contre les guabelleurs et commissaires ». Il est intéressant de noter que Saint Eutrope guérit du mal de tête, des œdèmes et des rhumatismes.

De Rome où il tente d’obtenir l’abolition de son apostasie auprès de Paul III, Rabelais écrit le 29 novembre 1535 à « Monseigneur de Maillezais » une longue lettre[33] pour renseigner d’Estissac sur les dernières nouvelles de Rome. Il y mentionne la présence de « monseigneur de Sainctes » soit Giuliano Soderini avec les cardinaux Salviati et Rodolphe.

Les hommes de lois de Saintes[34] sont aussi connus de Rabelais puisqu’il évoque une procession générale en compagnie de Briand de Vallée seigneur du Douhet[35] (président du siège royal de Saintes jusqu’en 1527). C’est l’occasion de développer (ou de se moquer ?) la théorie Pythagoricienne sur les noms propres des lieux et des personnes. C’est aussi un hommage de 1548 peu après la mort en 1544 « du tant bon, tant vertueux, tant docte et équitable praesident Briend Valée seigneur du Douhet ». Déjà cité au chap. X de Pantagruel comme « savant expert et prudent », il juge comme conseiller au parlement de Bordeaux Jules César Scaliger accusé d’athéisme en 1538. La seigneurie du Douhet dépend de Taillebourg, possession de la famille de La Trémoille. Le Douhet appartenait au début du siècle à Jean de Faioles, celui qui amène à Olonne la grande jument de Gargantua. On retrouve là des liens entre les périgourdins du Poitou dont fait partie d’Estissac et les juristes de Saintonge. Le Douhet est traversé par l’aqueduc romain qui alimente les thermes de Saintes. Cet édicule va déclencher chez Briand Vallée, Bouchard et Pierre Amy un intérêt pour les ruines antiques. Dans son testament, Briand De la Vallée demande la création d’une chaire de lecture des épitres de st Paul à Bordeaux, son fils sera de la RPR[36] et toute la génération suivante bascule dans la Réforme.

On retrouve à Saintes[37] un autre intime de Rabelais, auteur du Voyage d’outremer et ancien éducateur du roi : Jean Thenaud prêche le pardon, jubilé et croisade en 1517-1518. Le jubilé est une vente d’indulgences, et le candidat à l’indulgence doit s’acquitter après confession, d’une somme équivalente aux dépenses de sa famille pendant trois jours. Le vicaire général de Saintes comme Luther au même moment s’oppose à cette quête, en pure perte.

« Monsieur Maitre Jean Thenaud, docteur en saincte theologie, gardien des cordeliers d’Angoulêsme, led. Jour delegué pour les impositions dud. Diocese dud. Xainctes, à somme de douze livres tournois à luy ordonnée par lesd. Commissaires pour ses peines d’avoir presché les pardons et jubilés de lad. Croisade durant le sainct carême lors dernier passé en l’eglise cathedralle Sainct-Pierre dud. Xainctes, et en ses predicacions avoir tres affectueusement exorté et incité le peuple à le gagner et aussi pour avoir assisté à confesser plusieurs personnes et les oyr sur le fait des cas à eux réservez, en ensuivant le commandement, intencion et voulloir de nostre sainct Père le Pape, et le roy, nostre seigneur, contenuz es bulles, commission, memoires et instrucions pour ce expediez, et en ce que doresnavant luy et led. couvent soient plus enclins à prier Dieu pour la bonne prosperite et santé de nostred. Sainct père le pape, le roy et du noble sang royal et que doresnavant ilz aient led. pardon en bonne recommandation. Pour cecy XII livres[38]… » On peut penser que le prêche du gardien des cordeliers d’Angoulême a pu servir de modèle à un cordelier de Fontenay le Comte.

« Boucharmant »

Dans la querelle des femmes, Amaury Bouchard écrit de l’Apologie du sexe féminin contre André Tiraqueau de Fontenay. La préface est rédigée par Pierre Amy qui se désole d’être éloigné de Rabelais en 1522. Amaury Bouchard comme Briand Vallée seigneur du Douhet et Pierre Amy sont des passionnés d’archéologie et d’épigraphie. Amy déchiffre une inscription funéraire romaine à Bordeaux. Amaury Bouchard est l’un de ces officiers royaux qui constituent les cénacles des villes comme La Rochelle, Saintes, Saint Jean d’Angély et Bordeaux. Seigneur d’Annezay et maire de Saint Jean d’Angély en 1516, il va poursuivre une carrière brillante comme maitre de requêtes en 1531 puis opère dans les services secrets en Allemagne et en Angleterre. En 1532 Rabelais n’a pas oublié Amaury car il lui dédicace le Testament de Cuspidius. Après la mort de François 1er, Amaury deviendra conseiller du roi de Navarre.

Pour les clercs du bas-Poitou, les occasions de rencontres sont fréquentes à Poitiers, Saintes, Saint Jean d’Angély ou à l’archevêché de Bordeaux. Il faut bien reconnaitre qu’aucune preuve ne permet de dire que Janequin et Rabelais sont des amis en cette période. Mais tout indique que ces hommes fréquentaient les mêmes cercles érudits et devaient se connaitre au moins de réputation.

Lancelot du Fau , Janequin et Rabelais en bordelais.

Lancelot du Fau est aussi chanoine à Saint André et Saint Seurin de Bordeaux, or Saint Seurin[39] fait partie des dons faits par Guillaume VIII d’Aquitaine[40] à l’abbaye de Maillezais en 1075. Il importe à Geoffroy d’Estissac de contrôler régulièrement la gestion de cette église bordelaise et Bordeaux se trouve sur le chemin du Périgord, de Bergerac et de Saussignac, le fief familial des Estissac. Qu’un abbé de Maillezais et de Cadouin ait croisé le chemin d’un chanoine de Saint Seurin parait crédible. Bertrand, frère de Geoffroy d’Estissac est gouverneur et maire de Bordeaux de 1520 à sa disparition en 1522.

C’est Jean de Foix[41], archevêque de Bordeaux et frère du seigneur de Foix-Candale, qui protège ensuite Janequin devenu chanoine de Saint Émilion en 1525, procureur des âmes[42] à Bordeaux et curé de Saint Michel de Rieufret[43] en 1526. Après la mort de Bertrand d’Estissac, il est probable qu’on a célébré à Bordeaux des messes anniversaires : c’était là le rôle du procureur des âmes. Janequin est déjà très connu car il est édité à Venise dès 1520. C’est dans ses éditions musicales française de 1528 qu’Attaingnant cite seulement Claudin, Jacotin et Janequin. Ses compositions les plus connues sont La GuerreLes cris de Paris, Le chant des oiseaux et La chasse. Il ne fera jamais partie des trois formations au service du roi : l’écurie, la chambre et la chapelle mais il se dit pourtant chantre du roi. Il a composé une seule chanson en italien Si come il chiaro sole. L’édition musicale a commencé à Venise en 1501 avec Petrucci et devient très à la mode dés 1504 avec les frottoles qui sont des œuvres profanes. La guerre à quatre voix qui illustre Marignan ne permet pas de comprendre le texte mais le rythme des syllabes rappelle le rythme des tambours, on y entend les pas de chevaux enfin les sonneries plus lentes illustrent la défaite des mercenaires suisses. Janequin écrit aussi des motets, des basses danses et quelques messes. Cette musique complexe est en opposition avec la diffusion des psaumes chantés simplement, sur des airs populaires, par les premiers luthériens.

En 1526 François 1er revient de captivité en laissant ses enfants otages en Espagne. Il reste à Bordeaux du 9 au 22 avril où son ami d’enfance, Philippe Chabot est maire[44] et le reçoit dans le luxe. Chabot[45] succède à son beau-frère Bertrand d’Estissac, frère de Geoffroy et protecteur de Rabelais. On ne sait pas si ces derniers sont présents. Le roi se dirige vers la cathédrale Saint André et à chaque carrefour retentissent chants et musiques[46]. L’archevêque Jean de Foix, protecteur de Janequin, reçoit le roi à la porte de la cathédrale et le complimente. La messe qui suit se fait peut-être en présence de Rabelais avec Janequin comme maitre de musique mais cela ne fut consigné nulle part.

 

 

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Pour l’entrée du roi à Bordeaux en 1530, après le mariage avec Eléonore et le retour de ses enfants, même description de liesse du peuple (de nombreuses barriques sont mises en perce) de la présence de mystères et de musiques diverses tout au long du parcours. On attribue la composition de « Chantons sonnez trompettes » à la présence de Janequin à cet évènement.

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Les auteurs[47] Roudié et Lesure estiment que Janequin et Rabelais ont pu se rencontrer en 1528 à Bordeaux car Rabelais aurait apaisé à cette époque une querelle entre Briand Vallée et Gouvea, fils de marrane d’origine portugaise. Comme bien des humanistes de l’époque, Briand Vallée est accusé d’être un hérétique mais seulement en 1539. Antoine de Gouvea rentre à l’université de Paris en 1527 et rejoint le collège de Guyenne en 1534 seulement. Rabelais tourne l’affaire en plaisanterie dans son francisci rablaesii allusio[48]. Ce badinage aurait été imprimé après 1539 selon [49] François Moreau car il doit suivre les attaques de Gouvea dans Epigrammaton libri duo édité par Sébastien Gryphe. Rabelais a peut-être sauvé nos compères du bucher par ces quelques lignes d’humour qui ne sont malheureusement pas une preuve de rencontre entre Janequin et Rabelais.

 

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Dispute au parlement de Bordeaux

Après la mort de Jean de Foix, c’est un avocat au parlement de Bordeaux, Bernard de Lahet, d’origine basque, qui protège Janequin. Il devient diacre de Garosse et curé de Mézos. Toutes ces charges ne sont pas exercées personnellement mais confiées à un vicaire. Elles entrainent parfois des procès couteux. En bon disciple de Josquin des prés, Janequin se plaint comme Rabelais que Faute d’argent c’est douleur sans pareille alors qu’il jouit d’un revenu de 350 livres tournois par an. Janequin très provocateur n’attirait la sympathie que par la maitrise de son art.

En 1531 il est maitre des enfants à la cathédrale d’Auch dont l’évêque est François de Clermont-Lodève mais ce poste fut éphémère.

À la mort de Jean de Foix, en 1529, ses charges lui sont retirées et on le retrouve à Angers en 1534 comme maitre des enfants de chœur de la cathédrale. Après des conflits avec son frère Simon il s’installe à Paris.

Conclusion.

Apporter la preuve de la rencontre physique entre Janequin et Rabelais, bien que l’un et l’autre aient exercé leur apostolat dans la même région entre 1520 et 1530, est difficile. Les cérémonies publiques relatées par les textes sont celles où la cour est présente et les noms des chantres ne sont pas indiqués, pas plus que la présence d’un écrivain en herbe. Cependant il me parait cohérent que Janequin, par sa notoriété musicale, fréquentant humanistes et grands seigneurs de province, ait croisé à plusieurs occasions le frère François Rabelais.

jeanmarieguerin@wanadoo.fr

article publié dans la bulletin 2022 "Les amis de Rabelais et de la Devinière" pages 15 à 24.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                            

 

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Dans les notes, l’édition de référence est celle de la Pléiade, Paris, Gallimard 1994 citée OC Œuvres complètes ; G Gargantua, P Pantagruel, TL Tiers Livre, QL Quart Livre, CL Cinquième Livre, IS Isle sonante, Ve ms manuscrit du Cinquième Livre. Suit le chapitre en chiffres romains et enfin la page concernée.

[2] OC, QL, prologue, p. 530

[3] Clément Janequin, François Rabelais et la chanson de bataille, pp. 247-260 in Inextinguible Rabelais, dir. Mireille Huchon, Nicolas Le Cadet et Romain Menini, Paris, Classiques Garnier, 2021.

[4] OC, TL, chap. VIII, 376

[5] OC, QL, prologue, p. 530

[6] Typographe, graphiste, graveur, écrivain, illustrateur, passionné de Rabelais né en 1927 mort en 1998. Son fils lui rend hommage en éditant son dernier roman inachevé « Le prisonnier de la Dive » éd. Studio Graph, 2004.

[7] OC, QL, chap. LVI, p.670. Article de Gérard Blanchard, Rabelais le langage et la typographie in Communication et langages, n°22, 1974, pp83-93

[8] Simon Philippe, Voix de fait : quelques réflexions sur la sonorisation de la bataille dans le Quart Livre, Bulletin des amis de Rabelais et de la Devinière.2021. p.77-79

[9] Chef d’édition au Temps, journal de Suisse francophone.

[10] L’enfer d’Epistémon et les cris de Paris, L’Année rabelaisienne 2017, N°1, varia, Classiques Garnier, p. 351 à 356.

[11] OC, P, chap. XXX, p.324.

[12] Nancy Hachem, Revue de musicologie Tome 102 (2016) • no 1 p. 131-142.

[13] OC, P, chap. XXVIII, p. 314.

[14] Estienne Charles, 1553.

[15] A-D de La Fontenelle de Vaudoré, Histoire du monastère et des évêques de Luçon, Gaudin, Fontenay le comte, 1847.

[16] Phillipe Praud, Le chapitre cathédral de Luçon au XVIIIe siècle, Luçon patrimoine éditions,1998

[17] Abbé de Tressay, Histoire des moines et des évêques de Luçon, Lecoffre, Paris, 1869, p.317

[18] Bouchet Jean, Annales d’Aquitaine, 1524.

[19] À 20 km au sud de Poitiers

[20] Au nord-est de la Vendée à proximité des Herbiers.

[21] Évêchés de Poitiers Luçon et Maillezais.

[22] Son père Louis du Fau est seigneur du Fau (actuellement Reignac sur Indre) descendant d’une bâtarde de Charles 1er de Bourbon, sa mère Antoinette de Menou est fille de Philippe seigneur de Menou, de Charnizay et de Boussay.

[23] Revue de musicologie Tome 102 (2016) • no 1 p. 131-142 – Nancy Hachem

[24] Prostituées.

[25] OC, P, chap. XVI, p.274.

[26] Actuellement Coulonges sur l’Autize 79.

[27] Échangée en 1515 contre l’abbaye Notre Dame de Celles sur Belle (79).

[28] Glénisson Jean, Histoire de l’Aunis et de la Saintonge, T III, le début des temps modernes par Marc Seguin, Geste éditions, Ligugé, 2005, p. 176-189.

[29] G, chap. XXVII, p. 80

[30] QL, prologue, p. 527

[31] QL, chap. VII, p. 552

[32] QL, chap. LXVII, p. 696

[33] OC, Lettres d’Italie, p. 1002

[34] OC, QL, chap. XXXVII, p. 626

[35] « Du Douhet, le plus sçavant, le plus expert et prudent de tous les aultres…", (OC, P, chap. X, p.251).

"… à Xaintes en une procession générale, prœsent le tant bon, tant vertueux, tant docte et équitable prœsident Briend Valée, seigneur du Douhet.", (QL, chap. XXXVII, p.626).

[36] Religion prétendue réformée.

[37] Marc Seguin et Françoise Giteau, Revue de la Saintonge et de l’Aunis, LXIII, 2010-2011, p.36, Compte des recettes et despens. de la croisade…des années 1517 et 1518, BnF, fonds fr., ms 24206.

[38] Ce qui semble bien payé mais les moines prédicateurs recevaient 20% des sommes collectées.

[39] « basilicam sancti martini ac beati severini canonice » nous dit la charte de Guillaume VIII (surnommé Guy Geoffroy).

[40] Guy Geoffroy

[41] Le seigneur de Candale son frère est évoqué dans les moutons de Panurge, OC, QL, chap. VII, p. 554.

[42] Chargé de la célébration des anniversaires

[43] Paul Roudié et François Lesure, La jeunesse bordelaise de Clément Janequin (1505-1531).

[44] De 1525 à 1531. La mairie de Bordeaux est une affaire de famille entre les Estissac et les Chabot de 1520 à 1548.

[45] Philippe Chabot est aussi oncle de Louis d’Estissac dont la mère est Catherine Chabot de Jarnac sœur de Philippe.

[46] Histoire des maires de Bordeaux in « Les dossiers d’Aquitaine ».

[47]Roudié Paul et François Lesure, La jeunesse bordelaise de clément Janequin, revue de musicologie vol. 49, N°127, 1963, p. 175, renvoi 3

[48] OC, À monseigneur de Maillezais décembre 1535, p. 1023    

[49] OC, p. 1026 et 1764

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